|
"Stupéfait, il saisit son portable :
Je suis dans le parc où se trouvait le château, et tu ne devineras
jamais..."
Nuages
Stupéfait, il saisit son portable :
"Je suis dans le parc où se trouvait le château. Et tu ne devineras
jamais..."
L’atmosphère est irrespirable. Néri, le Vieux, le Bulibasa, reprend
péniblement son souffle à travers le mouchoir qui lui couvre la bouche.
Trouve un regain de courage, poursuit :
- Léo, tout brûle, il ne restera rien. Préviens Kalia, tout le monde la
cherche…
1
Le ciel, étoilé par un puissant mistral, laissait à la lune tout le
pouvoir de la lumière. Elle avait pris son temps pour choisir le
meilleur endroit de mise à feu : un vaste auvent qui couvrait la réserve
de bois garnie de plusieurs stères de bûches et de branchages. Elle
imagina les flammes qui courraient sur les piles et les poutres,
gagneraient la charpente du bâtiment. Le vent était idéalement orienté.
Elle épandit les deux litres de pétrole gélifié, jeta le zippo enflammé.
L’embrasement fut immédiat.
Je suis Léo, le patron du Whiss, jazz
manouche, rock aussi, et alcools de tous pays, passe quand tu veux, tu
ne le regretteras pas. Quelle nuit ! Déjà, j’ai dû fermer tout seul, et
à peine couché, le téléphone strident me cloue en croix sur une aube
cruelle. Néri, puis les flics, tous après Kalia. Elle aurait mis le feu
au château. Elle m’avait dit qu’elle irait au camp, pour une ultime
nuit, un dernier feu. Ca lui arrivait souvent de quitter le confort
douillet des murs en dur et du matelas King Size pour rejoindre le camp.
J’ai vu mon amour, coincée entre quatre murs, comme un félin qui
grifferait sans fin les remparts de sa prison. Alors, j’ai rejoint le
Vieux.
La Brigue n’est plus qu’une ombre
noirâtre et diffuse, enfermée dans l’immense globe rouge qui l’enserre
et qui ne lâchera plus sa proie. De l’immense toiture, émergent des
poutres charbonneuses, pointées vers le ciel comme les doigts vengeurs
et noircis d’une effroyable divinité de la colère.
- Kalia n’aurait pas du menacer…
Je lis dans les yeux de Néri combien ses doutes viennent se coller à ma
trouille, et la renforcent. Nous, les Roms, avons cet instinct
infaillible pour deviner les emmerdes à vingt lieues, vieil atavisme des
victimes expiatoires, auto conditionnement des coupables en puissance, à
croire que notre âme de voleur de poules ne sait vivre que sous la
férule du châtiment à venir. Et pour les « caraques», comme ils disent,
catastrophe égale raclée. Hier Pujol, le maire, nous a clairement
signifié notre départ, bon gré mal gré, sinon c’était les charters….
Alors Kalia avait lancé son imprécation : « C’est l’enfer qui t’attend,
Pujol ! Avec ton père qui te garde la place au chaud »
Je pleure sans trop savoir d’où viennent
ces larmes, dictées par cette fumée si acre, poussées par ma douleur si
vive. Je me sens tout à coup submergé par un flot de souvenirs si purs,
si doux, auxquels je ne pourrai plus jamais donner refuge.
2
Nous sommes à Cruseilles depuis mai 1989, j’avais douze ans et Kalia
venait de naître. Au sortir du pèlerinage des Saintes, après avoir
dignement fêté Sara la noire, nous avons tenté un arrimage timide sur la
vaste lande qui bordait le village, dans l’anonymat de la nuit. Mais dès
l’aube, l’autorité administrative, le maire et son conseil, s’invitait à
la table du café. Pujol portait sa confortable bedaine avec cet aplomb
inimitable de l’homme approximatif soutenu par une autorité
indiscutable.
- Philippe Pujol, maire de la commune. Vous ne pouvez pas rester là,
vous le savez bien, nous ne sommes pas équipés pour vous recevoir, il y
a une aire sur Privas.
Mais Privas nous avait déjà chassés et la lassitude nous gagnait. Néri,
déjà sage à l’époque, tournait placidement sa cuillère dans son breuvage
turc. Armé d’un motif censé faire vaciller l’âme de toute nation en
situation d’accueil. J’étais près de lui, sous l’auvent, fier.
- Monsieur le Maire, nous avons une femme malade et nous ne souhaitons
qu’une halte de quelques jours. Le temps du repos. Nous sommes des
oiseaux de passage et bientôt nous serons bien loin. Une naissance très
difficile, Monsieur Pujol, on laissera tout propre, promis…
Le tartarin, gonflant son jabot de respectabilité, restait intraitable.
Il jouait sa réélection. Pas de faiblesse devant son équipe. Pujol se
drapa dans la robe sans tâche du droit.
- C’est une question de salubrité, pour vous, pour nous. Vous avez
jusqu’à ce soir. Ce soir, dernier délai …
J’étais si jeune mais, au mot près,
l’invective était celle que j’attendais. Tout est écrit, leurs discours,
nos réponses. Et ce triste jeu depuis des siècles ; ainsi en est-il du
destin tsigane, une histoire toute en pointillés, une respiration entre
chaque tuile. Pujol s’inscrivait dans cette longue lignée des trieurs
instinctifs, fils ou frère des auteurs de « porrajmos », ces tueries qui
jalonnent l’histoire de notre peuple. Celle de 1940 enfuma deux cent
mille frères et sœurs, un quart de notre peuple, sans l’ombre d’un
hommage depuis.
Mais cette fois, le motif était bon, tout
le monde y croyait. Kerma était vraiment pâle et ne se levait plus
guère. Le lait pour Kalia, vingt jours à peine et déjà belle et brune
comme les poupées japonaises de la télé, nous coûtait une fortune. Ce
n’était pas la première fois qu’on remplissait des biberons et qu’un
bébé passait de mains en mains. Trop souvent, nos femmes paient le
tribut de la mort pour le cadeau d’une vie. Moi-même, je dois la vie à
une mère partie en couches. On a croisé les doigts.
Espoir perdu… Ils sont arrivés, au plus
profond de notre nuit de retard. Ils avaient repéré notre caravane. Même
pas le temps de réagir, juste celui de sauter dehors, après les premiers
coups. Cinq minutes pour démolir notre Sterckeman tout confort,
intérieur velours rouge, à coups de masse. Il n’était plus sage du tout,
le Néri. A la lueur mourante du feu de camp, nous l’avons vu pleurer,
hagard, les jambes nues sous sa liquette. Quelle peine, quelle honte...
Chez nous, le père ou le frère, c’est d’abord celui qu’on se fabrique,
qu’on se tresse avec les liens des regards, des échanges, des dons.
Néri, c’est mon père d’amour, le vrai. Et celui qui repose à Marseille,
aux Aygalades, n’est qu’une ombre à peine croisée. Celui-là, c’est la
maladie de la barrique qui l’a emporté, sur mes six ans. Le jour où on
m’a dit que je ne le verrai plus, Néri m’a montré mes premiers accords
sur les six cordes argentines, et je me suis installé chez lui.
- Léo, tu vas échanger un père qui ne savait pas te parler contre une
guitare qui peut tout te chanter, l’amour, la joie, la peine. Si tu
pleures avec elle, tes larmes, elles auront le goût du miel.
Ma bouffée de vengeance, les pleurs de
Néri, n’ont duré qu’un instant. Sokol nous appelait. L’homme de Kerma
tremblait. Il a nous dit combien elle avait eu peur, pendant l’assaut,
chaque coup résonnant si proche, si lourd, accompagnant leurs cris de
bêtes. Elle saignait à nouveau. Ils l’ont chargée à l’arrière, dans
notre break. Je me suis glissé dans la malle immense, je ne pouvais pas
quitter Néri, pas ce soir là. Il l’a compris, il n’a rien dit.
Au carrefour de Privas, deux phares
blêmes semblaient nous guetter en éclairant les lieux.
- Ils vont
remettre, çà, les enfoirés.
- T’inquiètes, regarde…
Elle est descendue de sa 4L : un petit bout de
femme, aux cheveux si blancs, qui s’est approchée de nous en trottinant
d’un pas alerte. Néri a baissé la vitre :
- Soir’ madame, nous cherchons le docteur…
- Angèle Wallenberg, je suis au courant. Venez au château, pressons.
Nous l’avons suivie et, en quelques
minutes, nous étions dans le parc de la Brigue. Sokol est resté avec
Kerma dans la voiture, et nous sommes entrés tous les trois. Dans un
hall si grand qu’on aurait pu y remiser le camp entier. Quand le docteur
est arrivé, c’était déjà fini, alors ils l’ont portée dans une pièce
attenante au salon et l’ont couchée, toute salie qu’elle était, sur un
divan doré. Et peu après, le médecin, brave homme au nez lourd et rougi
par cette mort si triste, nous remettait le certificat de décès.
La dame a préparé à boire, s’est
éclipsée, nous a rappelés peu après. Kerma était belle, si frêle, et
malgré les fards trop bleus que sait peindre la mort, elle semblait
paisible. Un couvercle de plomb s’était abattu, heureusement rompu par
la maîtresse des lieux :
- Wallenberg, c’est mon nom de jeune fille, mais je suis la mère de
Philippe Pujol, qui vous a chassés, qui a détruit votre roulotte. Le
parc est vaste. Installez-vous, le temps qu’il faudra, au moins celui du
deuil.
- C’est bien bon à vous, Madame, a répondu Néri, mais c’est le malheur
qui vient chez vous, si votre fils n’est pas d’accord.
- Le malheur, Monsieur, est venu faire un tour chez nous il y a bien
longtemps, ce soir le revoilà et vous laisser partir, ce serait
l’inviter à rester… Quant au jeune garçon et à vous-même, Monsieur…
- Appelez-moi Néri…
- Néri donc, puisque vous n’avez plus de toit, j’aurai plaisir à vous
accueillir chez moi en ville, le château n’est plus habité.
On voyait bien que Néri était sous le
charme, parce qu’elle parlait en ne regardant que lui. Le sourire
d’Angèle… Elle le lui a planté dans le cœur, sans lui laisser la moindre
chance d’en sortir. Vingt ans après, il y est encore. Aucune de nos
filles n’avait su. Je crois qu’il en avait assez de dormir seul dans la
flanelle froide. Ils sont repartis ensemble, pour prévenir les autres,
qui n’ont guère tardé. A 8 heures, le café fumait pour tout le monde. A
l’écart, les femmes préparaient Kerma pour les trois jours du deuil.
Angèle a raconté sa vie, peut être pour nous expliquer sa courtoisie et
sa bonté.
3
Son arrivée en juillet 1938, depuis la lointaine Suède, dans les malles
de son père, pour des vacances au soleil. Raoul Wallenberg. Vaste
fortune industrielle.
- Papa est tombé amoureux de la Brigue, c’était notre hôtel, il l’a
acheté ! L’été suivant, je suis revenue, seule, j’avais dix huit ans. Et
puis le chaos. Mon père était en Hongrie où il avait accepté un poste de
diplomate. Je ne l’ai jamais revu. Il a disparu, probablement déporté
par les soviétiques après la guerre, mais auparavant, il a sauvé la vie
de milliers de juifs. Aujourd’hui, il est « Juste parmi les Justes ».
J’ai rencontré officiellement le père de Philippe, un grand drôle qui
m’avait fait danser au 14 juillet. La valse avait duré trop longtemps et
il a fallu qu’on se marie en vitesse, parce qu’un bébé arrivait. J’étais
si jeune… Nous avons fermé l’hôtel, sans ménagement pour le personnel.
J’ai trouvé mon mari bien insensible. En 43, la Brigue a été
réquisitionnée par la Wehrmacht pour accueillir le centre de répartition
des déportations de la zone sud-est. Loin de s’en émouvoir, mon mari
s’est pris au jeu, a dirigé la milice locale et a aidé de toute son âme.
En 45, il a été fusillé par les FFI qui lui avaient placé dans les bras
la photo où il pose avec Heinrich Himmler. Alors j’ai jeté son nom,
repris le mien, et j’ai quitté le château pour m’installer à Cruseilles.
Insupportable présence de ces âmes perdues, dont je sens qu’elles
hantent encore ces pièces. Et quand j’ai appris le rôle de mon fils, ce
soir, ma mémoire a fait un aller retour salutaire et j’ai décidé
d’intervenir.
Elle nous a convaincus, on a décidé de
rester un peu. Et vingt ans après, on y est encore… C’est comme çà qu’on
s’est sédentarisés, comme ils disent. Pas tous, bien sûr. Certains
reprennent la route, saisis par l’appel du grand chemin. Angèle a ouvert
le parc et les dépendances. Les roulottes entre les chênes et les ormes,
quel panache ! Les plus doués se sont transformés en artisans et ont
restauré les pièces qu’elle nous offrait, sanitaires, buanderies,
auvents. On a remis les potagers en service, joué aux bûcherons. Angèle
nous paye un forfait pour débroussailler et entretenir le domaine et,
des trente hectares de forêt, on tire de belles billes de chauffe, dont
nous partageons la vente avec elle. Pujol nous voue une haine tenace et
nous offre parfois le plaisir de sa face tordue par la haine, quand il
arpente le parc.
Mais moi, mon truc, c’était la musique ; une passion
dévorante à laquelle j’ai vendu mon âme. Des heures sur les solos de
Django bien sûr, mais aussi sur ces accords de blues et leur couleur
sensible. J’ai vécu en donnant des cours aux jeunes gadjis. Peu à peu,
j’ai conçu le projet d’un temple à la fois musical et convivial :
décors, nombre de tables, sonorisation, insonorisation, cartes de
bières, groupes. Et pour mes trente ans, Angèle m’a prêté de quoi
aménager un vaste local dans le sous sol de la maison de ville, qu’elle
occupe avec Néri.
Alors je suis allé dire à Kalia que je
l’aimais, ce qui ne l’a pas surprise. Et six mois après, on ouvrait le
Whiss. Succès immédiat. La musique, elle, se moque bien des
ségrégations. Kalia chante. Elle a une voix qui envoûte, avec des
alternances subtiles entre graves et aigues, un spectre très vaste. Et
moi je joue, je joue seul ou avec des musiciens de passage, je
l’accompagne, je lui ai même écrit des chansons qui parlent des dieux et
des sauvages qui vivent en elle.
Mais depuis quelques mois, tout
cafouille. Angèle a été hospitalisée et les médecins n’ont pas rassuré
Néri. On va la visiter le plus souvent possible, mais on voit bien que
son teint de pêche a viré au caramel et que ses forces l’abandonnent un
peu plus chaque jour. Pujol a pris les commandes du domaine et sa
première mesure n’a pas traîné. Hier il a débarqué dans le parc :
- Fissa, les Roumis, vingt quatre heures pour dégager de chez moi, sinon
c’est le charter pour Gitan ville.
Il s’était senti des ailes, appuyé
par la France profonde. Cet été, quand un ministre a piqué dans la
caisse, ça a fait grand tapage. Alors, pour faire diversion, le petit bulibasa français a lancé la grande vague des expulsions de roms…
4
A huit heures, on a investi la gendarmerie. Ils l’avaient serrée. Pujol
éructait, exigeait des aveux, pour l’assurance. Elle a hurlé que ce
n’était pas elle, mais j’avoue que j’ai douté : d’abord notre règle
d’or, ne jamais rien avouer, puis son absence cette nuit, sa mère
victime de la sauvagerie de la bien-pensance, et surtout la menace
qu’elle avait lancée… A la vue des bracelets d’acier qui cachaient ses
joncs d’or, les larmes sont revenues : coupable ou non, je l’aimerais
quand même et je l’attendrais aussi longtemps qu’il faudrait.
- T’as pas le choix, Léo, tu m’attends, parce que ce n’est pas moi, sinon
je reviens pour te tuer ! qu’elle répond, non sans humour, devant les
flics. Et en plus, ne deviens pas gras comme un gadjo et continue à
gratter et à me jouer mes chansons que j’entendrai de loin. Et toi Pujol,
j’te l’ai déjà dit, t’as pas fini de souffrir….
C’est à ce moment là qu’Angèle est
arrivée. Elle tenait à peine debout. Elle a tout raconté.
EPILOGUE
Elle était à bout de souffle. Elle reprit péniblement l’allée
cavalière qui traversait la cour et menait hors du parc, s’installa pour
contempler le spectacle. En une heure, il était évident que la bataille
était gagnée : un bruit, énorme, un ronflement de forge divine,
accompagnait la marche victorieuse du grand incendie. Brûler cette
bâtisse, décidemment attachée au malheur, dont elle ne voulait pas que
ce fils profite. Elle allait maintenant dormir un peu dans la voiture,
et se livrer. Ce serait dommage qu’on ennuie la petite…
Texte de Jean-François Dasso,
Auzielle (31), 2011
|
|
La vengeance de l’éléphant
Stupéfait, il saisit son portable
:
"Je suis dans le parc où se trouvait le château. Et tu ne
devineras jamais ce qu’ils ont osé faire". Il s’interrompit.
L’émotion lui nouait désormais la gorge et lui interdisait d’en
dire plus. Son interlocutrice tenta en vain de lui faire répéter
les paroles déconcertantes qu’il venait de prononcer.
Déconcertantes à plus d’un titre.
Sandra ne s’attendait pas à
l’appel de Lucien, ce dimanche matin d’octobre, des années après
leur séparation. Pour l’heure, sa priorité était de filer à la
messe avec Elodie, sa fille, leur fille en fait, mais Lucien
s’en était tellement peu soucié qu’elle avait parfois du mal à
lui reconnaître sa qualité de père.
Elle ne lui en voulait d’ailleurs
pas. Au fond, elle avait toujours su que son ami d’enfance ne
pourrait pas se couler dans le moule d’une famille ordinaire.
Petite, elle avait été séduite par l’enfant de la balle, le
gamin aux multiples dons qui jonglait à merveille, se balançait
sur les trapèzes du cirque de ses parents, montait les chevaux,
donnait la répartie aux clowns. Quand le cirque revenait d’une
longue tournée, elle retrouvait Lucien sur les bancs de l’école
avec un ravissement inchangé, simplement accru depuis leur
précédente rencontre.
Toutes les filles couvaient le
jeune saltimbanque de leurs regards énamourés. Mais Sandra
savait qu’il ignorait les autres et qu’elle existait, seule, à
ses yeux.
Alors, un bel après-midi d’été,
elle lui avait ouvert les portes de son paradis, le parc du
château, le magnifique écrin dans lequel l’architecte Philibert
Delorme avait édifié sa première œuvre d'importance pour le
cardinal Jean du Bellay, évêque de Paris et conseiller du roi.
Les princes de Condé avaient plus tard acquis l’ensemble. Le
domaine avait accueilli les entourages royaux, les hardis
capitaines, les émissaires des têtes couronnées de tous les pays
d’Europe. Les frondaisons avaient frémi sous les notes de
l’orchestre que conduisait Lully ou sous le vacarme des armées
réunies par les rebelles lors de La Fronde. Des amours avaient
éclos, abritées par les chênes centenaires. Des complots avaient
été ourdis, des vengeances fomentées, protégés par les épais
arbustes.
Mais le château n’avait pas
résisté aux vicissitudes de l’Histoire. La Révolution avait
abattu le brillant palais, trop brillant pour les gueux
assoiffés de revanche, trop palais pour des paysans en haillons
condamnés à vivre dans des chaumières misérables. Le bâtiment
avait été démonté, pierre par pierre, brique par brique. Les
matériaux avaient été réutilisés dans la construction des
maisons des vainqueurs, dérisoires vainqueurs qui avaient cru
accéder à une vie meilleure en détruisant le monument que leurs
ancêtres avaient créé avec passion, y laissant leur santé et
souvent leur vie.
Sandra avait été bercée par la
légende du château, l’évocation des somptueuses fêtes que les
Condé y organisaient, la description des riches toilettes
arborées par les élégantes et des joutes spirituelles auxquelles
se livraient les esprits les plus fins de l’époque. Ses parents,
tous deux enseignants, étaient fascinés par les grands
personnages et les fastes de l’Ancien Régime. Leur fille unique
en sut vite plus sur le théâtre sous Louis XIV que sur la
manière de préparer un repas équilibré au vingtième siècle. Le
soir, elle les écoutait souvent débattre d’un chapitre des
Mémoires de Saint-Simon, tout en avalant négligemment un surgelé
en provenance de Picard.
Et ça ne la dérangeait pas. Au
contraire, elle tentait de retenir l’essentiel de leur dialogue,
de capturer leurs phrases pour en accroître son trésor. Le
lendemain, ou le surlendemain, elle rejoignait son palais, le
plus grand arbre du parc et, tapie dans sa cachette, elle se
remémorait les savoureuses anecdotes rapportées par ses parents
et elle imaginait le Roi Soleil tenant conseil ou le prince de
Condé rudoyant ses vassaux.
Un jour, elle avait peut-être dix
ans, elle avait invité Lucien à partager ses richesses. L’autre
avait un moment douté de sa raison quand elle lui avait montré
son arbre, à l’écart du passage, et désigné le creux que les ans
avaient taillé dans le vieux tronc. Mais il avait accepté de se
blottir à ses côtés et il l’avait écouté lui raconter des heures
durant les lustres du passé et les rivalités des seigneurs
défunts.
Et ils étaient revenus, semaine
après semaine, mois après mois, année après année, à chaque
halte du cirque. Alors, Sandra animait encore les fantômes des
siècles enfuis tandis que Lucien lui décrivait les villes
inconnues, les spectateurs attentifs et craintifs, les coups du
sort, les malheurs et les joies sublimes des spectacles réussis
et du public conquis. Ils se charmaient mutuellement,
échangeaient leurs passions, confondaient leur jeunesse et leur
beauté, mariaient Louis XIV et monsieur Loyal dans une
gigantesque épopée à deux voix. Dans l’écorce du vieil arbre,
ils avaient gravé leurs initiales entrelacées en se promettant
de demeurer ensemble à jamais. Un soir, quand elle avait
raccompagné Lucien sur l’esplanade qui accueillait alors les
caravanes, Sandra avait voulu, par jeu, que la doyenne de la
troupe leur tirât les cartes. Dans son logis encombré de papiers
défraîchis, la cartomancienne avait silencieusement abattu les
images sur la table de bois ciré, dévisagé longuement les
tourtereaux puis elle leur avait prédit leur avenir en des
termes si abscons qu’ils n’en avaient tiré aucun enseignement
tangible. Sandra avait été étonnée que la nonagénaire fût
capable de décrire exactement, sans que l’un d’entre eux ne
l’eût mentionnée, la marque qu’ils venaient de sculpter dans
l’écorce du chêne. La vieille avait ajouté que cette marque ne
disparaîtrait qu’avec l’arbre et que nul être humain n’avait ou
n’aurait le pouvoir de l’effacer.
Leur connivence fut bientôt
connue de tous. Les parents de Sandra s’en émurent. Quoiqu’ils
fussent totalement dénués de sens pratique, ils comprirent que
le forain ne serait pas le mari idéal. Lorsque leur fille les
informa, le jour de ses dix-huit ans, qu’elle avait l’intention
de partager la vie de son ami, ils la mirent en garde. Celle-ci
fit comme les filles de son âge. Elle remercia ses parents et
courut rejoindre son amant dans la roulotte que les gens du
voyage lui avaient attribuée, en raison de ses mérites et du
rôle prépondérant qu’il assumait dorénavant dans la gestion du
cirque.
Quelques jours plus tard, la
caravane se mit en branle. Sandra fut enchantée de sa nouvelle
vie, au moins les premiers jours. Elle admira son compagnon, son
audace, l’ascendant qu’il exerçait sur les membres du clan. Mais
elle ressentit aussi l’ennui des longues heures pendant
lesquelles elle languissait dans la roulotte tandis qu’il
répétait ses numéros et elle souffrit des difficultés du
dialogue avec les femmes qui lui reprochaient de ne pas
s’associer à leurs travaux.
Au début, son amour pour Lucien
lui permit de surmonter les heures grises. Mais elle s’aperçut
que son amant attisait la convoitise d’autres femmes. L’avaleuse
de couteaux rêvait de l’épingler à son tableau de chasse. Sandra
s’en inquiéta lorsqu’un des outils de travail de l’envieuse se
ficha dans un mur, devant elle, à quelques centimètres de son
nez. Elle ne fut qu’à moitié rassurée quand la pétroleuse retira
la lame en soutenant son regard, sans un mot d’excuse. La femme
boulet, qu’un canon projetait tous les soirs à dix mètres,
faisait également le siège du jeune homme. Cependant, la
forteresse ne céda pas, Lucien resta fidèle à sa dulcinée, au
grand dam de l’assaillante.
La dompteuse d’éléphant fut plus
habile. Au lieu de se dévoiler, elle se rapprocha de Sandra.
Celle-ci fut subjuguée par la démarche de cette jolie Italienne
qui séduisait les foules par la connivence extraordinaire
qu’elle entretenait avec Rita, une éléphante massive qui lui
obéissait au doigt et à l’œil. D’un claquement de doigts, Monica
obtenait que l’animal lève la trompe, salue un enfant, soulève
une charge, ou esquisse trois pas de danse sur une musique
endiablée. Clou du spectacle, la dompteuse se couchait par
terre, se glissait sous une patte de la bête, et demandait à
celle-ci de la poser sur son ventre nu. Le contact entre les
coussinets du mastodonte et la peau de la gracieuse Italienne
arrachait au public un frémissement d’effroi, qui se muait en
terreur silencieuse quand Rita tournait lentement autour de sa
patte levée jusqu’à effectuer un cercle complet. L’artiste
pouvait alors se dégager prestement et se dresser sous un
tonnerre d’applaudissements.
Sandra fut émerveillée par les
prouesses de sa nouvelle amie. D’autant que Monica lui proposa
de participer à son numéro. Elle accepta mais un imprévu bloqua
leur coopération. Rita refusa l’irruption d’une tierce personne
dans la relation qu’elle entretenait avec sa maîtresse. Malgré
les injonctions de la dompteuse, le pachyderme ne se départit
pas de son hostilité. Sandra constata avec étonnement la
profondeur des liens qui unissaient les deux êtres. Quand Monica
était malade, l’animal souffrait d’une manière visible, quand
Monica éclatait de joie, l’animal remuait sa trompe dans tous
les sens pour signifier son contentement. L’unique divergence
entre les deux la concernait, la femelle affichant sans retenue
son aversion alors que Monica la traitait comme sa confidente.
Lucien et elle la recevaient à leur table pour dîner. Ensuite,
le jeune homme la reconduisait jusqu’à sa caravane sous l’œil
bienveillant de Sandra qui se réjouissait de voir ensemble son
éternel amour et cette voisine si gentille.
Au fil des semaines, l’humeur de
Lucien s’assombrit. Sandra s’efforça de faire bonne figure en
dépit de l’adversité. Heureusement, la fréquentation de Monica
égayait un peu son morne quotidien, bien que l’œil torve que
Rita posait sur elle la contraignît à ne pas trop s’approcher de
la femelle, ce qui exigeait une attention permanente puisque
l’Italienne consacrait son temps au dressage de l’animal.
Un jour funeste, Sandra comprit
enfin que rien n’altérait la complicité entre la dompteuse et
l’éléphante et que Monica l’avait abusée. Ce jour-là, celle-ci
avait encore partagé leur repas et Lucien l’avait raccompagnée.
Un quart d’heure après leur départ, un bruit assourdissant avait
traversé le campement. Les murs de la roulotte avait tremblé
pendant deux bonnes minutes. Des vitres s’étaient brisées.
Sandra s’était ruée à l’extérieur pour découvrir l’origine du
danger. Les occupants des autres caravanes aussi étaient sortis.
Au lieu de paniquer et de courir en tous sens, les hommes
avaient simplement hoché la tête, amusés, avant de rentrer chez
eux. Le bruit avait repris de plus belle. Les femmes avaient
regardé Sandra en riant à gorge déployée. La jeune femme avait
tenté d’identifier le phénomène et elle avait réalisé qu’il
s’agissait d’un barrissement, un barrissement monumental,
phénoménal, monstrueux, extatique, le barrissement d’une femelle
éléphant en proie à un orgasme démesuré, sublime, proche de la
perfection, le barrissement que Rita poussait à l’unisson de son
double, la perfide Italienne parvenue à ses fins.
Le lendemain, Sandra abandonna le
cirque honni et regagna piteusement la maison de ses parents.
Ceux-ci furent soulagés du retour de l’enfant prodigue. Ils la
choyèrent et accueillirent sans reproche l’enfant qu’elle avait
conçu de ses amours foraines. Fille d’enseignants, elle reprit
ses études et décrocha une agrégation d’histoire, puis un époux,
enseignant lui-même qui lui fit deux autres gamins et l’entraîna
à l’autre bout du pays. Ils les élevèrent dans une tradition
catholique pointilleuse, dans laquelle Sandra se coula avec
d’autant plus d’enthousiasme qu’elle eut ainsi l’impression de
réparer une faute.
Elle informa Lucien de la
naissance de leur fille. Le jeune homme vint la voir une fois,
remarqua qu’il n’était pas le bienvenu et renonça à exercer un
quelconque droit de visite. Sandra l’oublia comme elle oublia le
parc du château. Il ne fut bientôt qu’un lointain souvenir
d’enfance.
Alors, certes, les paroles
angoissées de Lucien, dont elle avait reconnu instantanément la
voix, résonnaient étrangement.
- Qu’est-ce qu’ils ont osé faire ? se força-t-elle à répondre.
- Ils ont effacé nos initiales, nos initiales gravées dans
l’écorce du chêne.
C’était bien le cadet de ses soucis. La messe commençait dans
une demi-heure et elle détestait rater le début de l’office.
- Et alors ? ajouta-t-elle
- C’est impossible, la cartomancienne avait dit que c’était
impossible.
- Rien n’est impossible, Lucien, qui aurait pensé que tu serais
capable de faire jouir un éléphant ?
Et, profitant de la perplexité que sa répartie avait suscitée
chez son ancien amant, elle raccrocha sèchement et se précipita
vers sa voiture en calculant qu’elle pouvait encore arriver à
l’heure à l’église.
Texte de Jean-Marie Palach,
Saint-Maur (94), 2011
|
|
|
Le goût des baisers froids
Stupéfait, il saisit son
portable :
"Je suis dans le parc où se trouvait le château et tu ne
devineras jamais…"
- Qu'es-tu allé faire là-bas !, reprocha la voix de son
interlocuteur. Ce n'était pas sur ta route. Tu devais venir
directement.
- Je sais bien, mais c'était un besoin irrépressible.
- Tu n'aurais jamais dû, certains souvenirs méritent qu'on les
laisse dormir !
- Tu savais alors ?, s'étonna-t-il.
- Bien sûr, je n'ai pas passé ma vie à l'étranger, moi. Mais on
ne va pas parler de tout ça au téléphone. Je te raconterai ce
qui s'est passé lorsque tu seras là.
- Entendu… je suis chez toi dans moins d'une demi-heure.
- Je t'attends, Pierre.
Il raccrocha et mit l'appareil en mode vibratoire. Sans qu'il
puisse se l'expliquer, il aurait jugé sacrilège qu'une sonnerie
intempestive vienne troubler la quiétude du lieu, si sauvage
qu'il soit redevenu. Cela aurait de surcroît parasité ses
pensées qui n'avaient nul besoin de cela pour être troublées. Il
n'en revenait toujours pas. Le château avait disparu ! Et avec
lui, un pan de sa jeunesse. Et pas le moindre ! Encore plus
surprenant, André semblait être au courant, mais ne lui en avait
jamais fait part au cours de toutes ces années durant lesquelles
ils avaient entretenu, fil à fil, la trame de leur vieille
amitié.
Comment peut-on faire disparaître un château du XVIIIe ? Un
bâtiment fort de deux étages, en pierres meulières et briques
rouges, doté d'un large escalier à double révolution. Pierre
savait désormais, l'âge possède ses apanages, que le terme
"château", tel que l'on désignait la demeure des Harcourt, était
usurpé puisqu’aucune chapelle n'y était accolée et que manoir,
de fait, était plus approprié. N'empêche que ce grand vide
envahi de folle végétation en laissait un encore plus grand dans
son cœur. On éprouve immanquablement une nostalgie certaine face
à ces maisons, qui nous ont vu grandir, habitées par des tiers,
mais c'est bien peu de choses face à une vacuité en total
désaveu avec le souvenir que l'on en garde, comme si l'on venait
d'être définitivement délesté d'un bien inestimable. André avait
raison, peut-être n'aurait-il jamais dû revenir jusqu'ici. Les
souvenirs ne valent pas toujours la peine qu'on les convoque.
Pierre remonta lentement la longue haie de cornouillers mâles,
unique vestige épargné par le temps et une nature livrée à
elle-même. A cette différence près qu'elle ne menait désormais à
rien et livrait une esplanade envahie par les ronces, aux
grilles percluses de rouille. Le parc exsudait l'abandon,
pleurait ses fastes d'antan, ses haies de charmille et ses
buissons ciselés. Il dut contourner une mer de ronces pour
accéder jusqu'aux deux saules pleureurs chers à son cœur. La
gloriette plantée au pied du plus majestueux des deux arbres
sombrait sous les assauts du vert-de-gris et des insectes
glycophages. Plus aucune ipomée n'y tressait ses vrilles
violacées. Son cœur se serra. Douloureux. C'est sous cet abri
végétal que Mathilde et lui s'étaient aimés pour la première
fois. La seule à la vérité. Une nuit magique de l'été 1957,
celui de leurs vingt ans.
Pierre rangea sa voiture sous le tilleul. André l'attendait sur
le perron. Ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre, heureux
de leurs retrouvailles.
- Tu n'as pas changé, lança André.
- Tu parles ! Ça fait quoi ? Quinze ans ?
- Un peu plus. C'était au cours de l'hiver 94, tu étais revenu
pour l'enterrement de ta mère.
- C'est vrai. Comment ai-je pu oublier ?
- Ce ne sont pas les souvenirs dont on souhaite le plus se
rappeler.
- Tu as raison. Tu avais souvent raison André… et je vois que tu
ne changes pas.
- Si cela peut te rassurer, je me suis aussi trompé quelques
fois. Plus souvent que tu ne l'imagines.
- C'est notre lot à tous.
- Sans doute. Mais bon, on ne va pas rester sous cet arbre à
philosopher sur le temps qui passe. Si on buvait plutôt un coup
!
- Je ne dis pas non. Tu as toujours une aussi belle cave ?
- Je vais te laisser en juger.
Les deux hommes gravirent les quelques marches du perron et
André guida son ami jusqu'au salon. Une odeur de cassoulet
emplissait la maison d'une fragrance prometteuse. Hormis
quelques rares aménagements, Pierre aurait pu se croire
transporté quinze ans en arrière. Jusqu'au papier peint fleuri
dont les fleurs se fanaient à juste titre.
- Qu'est-ce que je te sers ?
- Aurais-tu du "gratte-cul" ? Voilà si longtemps que je n'en ai
pas bu.
- Il doit me rester quelques bouteilles à la cave, je vais te
chercher ça.
- Non, André, ne descends pas exprès pour moi, tu as bien un
autre vin cuit.
- Pas question Pierre, pour une fois que je te vois, je veux te
soigner !
- C'est gentil.
Pierre laissa dériver son regard au long des murs et repensa au
château disparu. Et à cette année 1957. Année charnière de sa
vie. La licence de lettres à la faculté de Toulouse. Mathilde.
La conscription pour l'Algérie. A laquelle André avait échappé
car il était soutien de famille. Trente mois dans les Aurès. La
guerre et son cortège de douleurs. Puis le retour en métropole.
Et Mathilde mariée… à André !
Quelques mois de doutes, d'errances, de nuits peuplées de
cauchemars. Avant son départ pour le Canada. Sur un coup de
tête. Pour la langue et pour fuir un pays dont l'Histoire
l'avait épargné pour mieux le priver de la sienne. Mathilde et
lui ne s'étaient rien promis, mais sans cette guerre…
D'autant qu'avec André, cela n'avait pas collé très longtemps.
Assez cependant pour qu'il rencontre Isabelle et lui fasse deux
enfants. Trois excellentes raisons pour enfouir le passé sous
une chape de sagesse.
- Tu vas m'en dire des nouvelles, c'est une des dernières
bouteilles de mon père. Si tu veux, je t'en donnerai une pour
amener là-bas.
- Je ne veux pas abuser. Mais je crois que cela fera plaisir à
Claire.
- C'est de bon cœur, en souvenir de notre vieille amitié… même
s'il y eut des à-coups.
- A ce propos, si tu m'éclairais un peu à propos du château.
André déboucha la bouteille, versa délicatement un verre bien
rempli à chacun puis prit place face à Pierre. Il paraissait
ému, semblait chercher ses mots.
- A la tienne. Et à Claire qui n'a pas pu venir.
Pierre goûta le vin d'aubépines et retrouva une saveur oubliée.
Celle des nuits de Toulouse, à l'époque insouciante de la
faculté de lettres. Ils en avaient vidé des dizaines de ces
bouteilles de "gratte-cul", André, Mathilde, lui, et quelques
autres dont il avait oublié jusqu'au nom désormais.
- Fameux, je crois que je ne vais pas refuser ta proposition.
- Ce sera mon plaisir. Et pour répondre à ta question, je vais
te raconter une histoire mais je te préviens, ce n'est pas une
histoire très gaie. Elle a un peu le goût des baisers froids.
- Lorsque l'on a supporté durant trente mois l'enfer de la
guerre, on a une idée de la tristesse différente de celle des
autres.
- Sans doute, convint André, conscient que derrière cette
remarque se cachaient d'autres amertumes. J'imagine que tu n'es
pas passé à Gaujac par hasard ?
- On va rarement dans le Gers par hasard, alors tu te doutes
bien qu'à Gaujac…
- Tu espérais quoi ?
- Rien. Ou plutôt si. Tu sais aussi bien que moi que nous
n'allons pas en rajeunissant, soixante-treize ans au compteur
cela commence à faire. Je devais régler la succession de mes
parents mais je ne suis pas sûr de revenir en France de sitôt.
Jamais peut-être. C'était donc une occasion rêvée de convoquer
le passé pour une dernière fois.
- Tu aurais pu m'en faire part, quand tu m'as appelé.
- Je n'avais rien décidé à ce moment-là. Et puis, est-ce que tu
me l'aurais dit ?
André s'abîma dans un bref instant de réflexion.
- Je ne sais pas, très honnêtement. Nous ne partageons pas les
mêmes souvenirs avec ce château.
- C'est évident, souligna Pierre. Mais tu t'éloignes du sujet.
- C'est vrai, admit André. Je vais devoir aborder une période de
ma vie sur laquelle nous ne nous sommes jamais beaucoup
entretenus : le temps durant lequel Mathilde et moi sommes
restés mariés. Ce fut à la fois la plus belle période de ma vie
et la plus douloureuse aussi. Tu sais que Mathilde et nous, tu
permets que je t'englobe dans cette parenthèse, n'étions pas du
même monde. Ton père était boulanger, le mien maçon, alors que
le père de Mathilde gérait un domaine viticole de plus de trois
cents hectares. Très vite, Mathilde s'est aperçue que je
manquais d'ambition et que ma situation de professeur de
français me suffisait. Elle s'était emballée pour quelques
textes que j'avais écrits et voyait en moi un futur prix
Goncourt.
- C'est vrai que tu avais une jolie plume, André.
- Pour épater les filles, soupira celui-ci. Mais quand je lisais
Eluard ou Camus, je voyais vite mes limites. Notre couple a donc
commencé à battre de l'aile…
- Vous ne vouliez pas d'enfant ?
- Mathilde m'avait dit que cela se ferait sitôt mon livre
publié. Mais je peinais à enchaîner deux phrases et puis son
père est mort d'une crise cardiaque, six ans après notre
mariage. Elle a voulu soutenir sa mère en assurant le relais
dans la gestion du domaine. C'était l'époque du renouveau
agricole, la montée en puissance des traitements chimiques. Il y
avait beaucoup d'argent à gagner. Le directeur commercial d'une
grosse compagnie américaine ratissait large dans les campagnes…
tu devines la suite.
- Elle est partie comme ça ? Juste parce que tu ne parvenais pas
à avancer dans ton livre ?...
André apprécia d'avoir fourbi ses mensonges sitôt qu'il avait
appris la visite de Pierre. Il les avait polis comme une
servante zélée prend soin de l'argenterie, autant par souci de
bien faire que par crainte d'être tancée.
- Non, ce n'était pas que pour ça, nous n'étions pas dans les
meilleures dispositions sur un plan plus… intime.
Pierre écarquilla les yeux, il devinait ce que cela avait dû
coûter à André de lui faire un tel aveu. Pour ne pas ajouter à
sa gêne, il vida son verre en détournant les yeux.
- Mathilde est partie vivre à Detroit et nous avons divorcé
quelques mois plus tard, par consentement mutuel. Quel autre
choix s'offrait à moi ?
- Pourquoi tu ne t'es jamais remarié, André, osa demander Pierre
avec beaucoup de douceur dans la voix.
- Tout simplement parce que je n'aurais jamais pu aimer une
femme autant que j'avais aimé Mathilde.
- Pardonne-moi ma question. Je remue des souvenirs douloureux.
- C'est si loin maintenant… Mais revenons à notre château. Les
années ont passé et la mère de Mathilde a fini par mourir elle
aussi. Entretemps, son mari avait amassé une fortune
considérable en vendant ces cochonneries. A un point tel que
lorsque Mathilde s'est désolé de savoir le château de famille
inhabité, il s'est offert l'incroyable luxe d'entreprendre le
déménagement du château de Gaujac à Detroit.
- Tu rigoles ?
- Pas du tout ! Ils ont fait ça pierre à pierre, en numérotant
chaque pièce. Les travaux ont duré près de deux ans… et sûrement
autant aux Etats-Unis.
- Incroyable ! Je peux ?.., demanda Pierre en désignant la
bouteille de "gratte-cul".
- Je t'en prie.
- C'est donc possible, ça !
- Non seulement ça l'est, mais je me suis renseigné : cela a
même été fait pour un monastère complet d'Espagne jusqu'à Miami.
- La fortune que doit avoir ce type pour offrir un tel cadeau à
sa femme.
- Un cadeau empoisonné, salement empoisonné.
- Pourquoi dis-tu ça ?, s'étonna Pierre.
- Le château a été entièrement détruit par les flammes en 1996,
une nuit du mois d'août. Le mari de Mathilde est mort dans les
flammes et elle-même n'a eu la vie sauve qu'en se jetant du
deuxième étage.
Pierre était soudain atterré, presque désolé d'avoir dû exhumer
une histoire aussi triste. A la limite du sordide.
- Mais, s'étonna-t-il, comment as-tu appris tout ça ? Tu as revu
Mathilde ?
- C'est drôle, sourit André d'un air affecté, tu m'as posé la
même question il y a quinze ans de cela.
- C'est vrai ? Je ne me souviens pas.
- Peu importe, en vérité. Je tiens toutes ces informations de
Paul, le cousin de Mathilde. Nous nous voyons de temps à autre à
Toulouse, dans des cafés littéraires.
- Et elle, qu'est-elle devenue ?
- Aux dernières nouvelles, elle vivrait toujours près de
Detroit, mais cela ne va pas trop fort.
- C'est étrange, quand même, le destin, remarqua Pierre.
L'argent peut le meilleur comme le pire. Si le château était
resté à Gaujac, Mathilde coulerait encore de beaux jours auprès
de son mari.
- Je ne t'apprendrais rien en te disant qu'avec des "si" on
revisiterait chacune de nos vies.
- C'est vrai.
Un silence étendit ses ailes. Les deux hommes restaient perdus
dans leurs pensées respectives.
- Pierre, tu m'en veux toujours pour Mathilde ?, osa s'enquérir
André en retenant son souffle.
- Non, je suis même heureux que tu aies repris contact avec moi
quelques mois seulement après votre divorce. Ma vie s'est faite
au Canada. Une existence simple, mais dans l'ensemble heureuse.
Claire m'a donné deux beaux enfants et je suis un grand-père
comblé avec mes trois petits-enfants. Mathilde ne m'en aurait
peut-être pas offert autant. Je n'ai jamais été dévoré par
l'ambition, moi non plus.
- Je le sais bien, c'est pourquoi tu restes mon plus précieux
ami d'enfance, lui confia André, rasséréné.
- N'empêche que tout cela est bien triste.
- Pas au point de nous empêcher de passer à table. Je t'ai
préparé un cassoulet comme tu ne dois pas souvent en manger, du
côté de Montréal.
- Cela ne fait aucun doute, sourit Pierre, je n'en mange jamais.
Les deux hommes se tenaient sur le perron, dans la douceur
vespérale. André tendit le sac à Pierre.
- Tiens, je t'ai rajouté une bouteille d'Armagnac. Tu les boiras
en pensant à nous… les cousins de France.
- Merci, c'est vraiment très gentil. Mais là, il faut vraiment
que je me sauve. Je ne te dis pas à bientôt, sinon au téléphone,
mais tu sais que tu es le bienvenu si tu te décides à revenir au
Canada.
- Pourquoi pas, j'avais trouvé le pays magnifique, la dernière
fois.
Les deux hommes s'étreignirent. Plus fort qu'ils n'auraient dû.
Parce qu'à leur âge, on sait parfaitement tout ce qui se cache
derrière les mots. Pierre monta dans la voiture de location et,
sur un dernier geste de la main, se lança sur la route de
Toulouse.
André ne quitta pas la voiture des yeux jusqu'à ce qu'elle ait
disparu, à la manière dont on regarde longtemps le dernier mot
de l'ultime phrase d'un livre qui nous a marqués. Il frissonna
légèrement puis rentra dans la maison. Délaissant le salon, il
traversa le couloir et ouvrit la porte donnant sur l'escalier.
La luminosité le surprit, comme toujours. La partie haute de la
maison contrastait avec le rez-de-chaussée. Le large espace
dégagé en abattant les cloisons de deux des chambres dégageait
un parfum de luxe et d'harmonie.
Avant de pénétrer dans la seule chambre épargnée, celle d'où
l'on pouvait apercevoir la chaîne des Pyrénées par temps clair,
il plongea la main dans sa poche de pantalon, y trouva son
alliance et la remit à son annulaire.
Sa femme était assise dans le fauteuil. Il ne la voyait que de
trois-quarts mais la trouva encore très belle. Elle regardait
par la fenêtre. Il devina que son regard allait bien au-delà.
- Il est parti, n'est-ce pas ?
- Oui, répondit André d'une voix douce.
- Ça n'a pas été trop dur ?
- Non, cela s'est mieux passé que ce que j'avais craint.
- Merci, je n'aurais pas supporté qu'il me revoie, répondit-elle
en tournant la tête vers lui.
Tout le côté droit de son visage était ravagé, parcheminé et
sombre, à l'instar de celui des momies égyptiennes. André
s'approcha d'elle et déposa un baiser sur ses lèvres.
- A nos âges, tu sais, quelques petits mensonges…
Leurs pensées fusionnèrent et le silence les unit mieux que
n'aurait su le faire n'importe quels mots.
- Tu veux me faire plaisir ?, demanda-t-elle.
- Dis toujours, lui répondit-il en souriant.
- Relis-moi un passage de ton livre, celui que je préfère, le
moment où le professeur et la fille du château se retrouvent
seuls sous la gloriette par une belle nuit d'été.
- Ici ?
- Non, plutôt dans la grande pièce, je n'aime pas cette heure où
la nuit dévore les montagnes.
- C'est drôle Mathilde, je n'ai jamais aimé cette heure non
plus.
Puis il la contourna et poussa le fauteuil roulant en direction
de la porte.
Texte de Eric Gohier,
Frontignan (34),
2011 |
 |
|
|
|
|
Retour
à l'accueil
|
|
Accès aux nouvelles 2010 |
 |
|