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"L'objet gisait au milieu
du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique..."
Cheftaine en colère
L’objet gisait au milieu du
sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique. Il aurait pu
y rester longtemps, sans perturber les filles de notre petite colonie
mais, bien entendu, il a fallu que la pimbêche passe par là et le
découvre. Parfois je me demande ce qu’on a bien pu faire au bon Dieu
pour mériter ça. Avec n’importe qui d’autre, on s’en serait sorti avec
un gloussement, un commentaire désabusé, une boutade. Avec elle,
l’ineffable, celle qui d’un incident fait une affaire d’état, on a droit
au drame, au scandale, à l’émeute. Au cirque. C’est exaspérant. Comment
voulez-vous tenir une équipe avec des éléments pareils ? Solidariser un
groupe, éduquer ? Elle sape jusqu’à mon autorité de cheftaine. Et ma
patience.
Et voilà que je m’avance, que je penche
la tête, que je regarde d’un œil, le gauche, ça me donne l’air
intelligent. Puis je me recule soudain, comme si l’objet menaçait de me
sauter dessus. Je glousse et piaille bien sûr, afin que tout le monde
sache qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire et que j’en suis le
centre. En d’autres termes, en criant « venez voir ! ». Venez me voir
dans mon show. Voilà que je fais front à nouveau, toute seule encore et
brave comme on ne l’est pas, avec un courage que tout le monde se doit
de remarquer. Et je regarde toujours, de l’œil droit cette fois. Comme
si, en changeant d’angle, j’allais découvrir la nature de l’objet, la
raison de sa présence, sa dangerosité ou son caractère inoffensif. Et je
m’ébroue, je sautille, je lève la tête au ciel. Ah ! vite, venez tous
autour de moi, je me donne en spectacle, que ce ne soit pas pour rien !
Je la tuerais, cette écervelée, cette
dinde ! On dirait vraiment une poule qui a trouvé un couteau. Et qui
serait fière de ce rôle d’idiote, en plus. C’est à désespérer de la
race. Comment voulez-vous que quelque chose change un jour, qu’on
évolue, avec des spécimens pareils ?
Bien entendu ce qui doit arriver arrive,
adieu la tranquillité ! La belle journée d’été campagnard est foutue.
Toute la colonie est en émoi. On se précipite en foule, à commencer par
Victor, notre « homme à tout faire », notre coq du village, que dis-je
du village ? du pays tout entier, oui. Ah ! celui-là, il n’en rate pas
une non plus. Et puis, la pimbêche qui l’appelle, ce n’est pas tous les
jours. Elle fait plutôt sa fière d’habitude, le snobant. L’étoile et le
bouseux… Mais là, elle crie, « venez voir ! ». C’est une sorte d’appel
au secours, non ? Et c’est quand même lui, le mâle par excellence. Celui
qui a besoin de trois accents circonflexes au moins pour qu’on n’en
doute pas, en plus du roulement des mécaniques. Le mâââle ! Je dois dire
qu’il n’a pas à se forcer pour arriver en tête : il est le seul ici. Le
rôle est facile et beau, mais ça ne l’empêche pas de porter ses glandes
à la place du cerveau et d’avancer comme s’il avait terrassé une armée
de rivaux. Lui aussi, il me fait désespérer de la race. L’exact opposé
de la pimbêche mais tout aussi à tuer qu’elle. Je m’en veux de ces idées
de meurtre, mais je n’en peux plus de prendre sur moi.
L’occasion est trop belle, il en profite.
La ravissante idiote qui l’appelle et les filles qui accourent. Tout son
monde est là. C’est idéal. Il parade. Un paon qui fait la roue. Poussez
vous que j’arrive, laissez-moi faire, je m’occupe de tout !
Ecartez-vous, c’est peut-être dangereux. Si quelqu’un doit être blessé,
c’est moi. Pas la peine que vous preniez des risques. Je maîtrise…
Parfois je me dis qu’il vaudrait mieux
que je sois morte plutôt que d’entendre de pareilles inepties. Elles
m’appellent la mère poule ou la ronchon, la sage aussi, à cause de mon
expérience. Mais je crois que toute ma sagesse se change en désespoir
quand je vois ça. J’ai de moins en moins envie d’être la caution morale
du groupe, la référence. La responsable. Qu’on me laisse en paix ! Qu’on
se débrouille sans moi !
Mais non, le cirque continue. Les deux
vedettes sont en place, qui se disputent le beau rôle. Et toute la cour
est là, qui compte les points. Pas une pour sauver l’autre ! Pas une qui
passerait son chemin après avoir jeté un regard à la chose qui n’en
mérite pas davantage. Des moutons ! Des dindes ! Des écervelées. Quand
je serai partie, je me demande qui leur évitera de foncer
systématiquement tête première dans le mur. Remarquez… pour ce qu’elles
valent… Pourquoi diable ne puis-je me contenter du bon temps présent ?
Pourquoi faut-il toujours que j’espère ? Que je porte le poids du monde
sur le dos ? Je suis lasse, si lasse…
Voilà notre Victor qui chante victoire.
Je me demande quelle explication il peut bien donner. Une stupidité bien
enrobée, comme toujours. Qui n’a pas l’air de convaincre, à ce que je
vois. On continue à étudier la chose et la pimbêche ne lâche pas le
morceau. Et vas-y que je caquette, que je glousse, que je me hausse du
col et que je pérore ! Comme si on pouvait croire un mot de ce qui fuit
de ce cerveau vide ! Tiens ! la petite rousse qui lui répond. Qui la
contre, manifestement. Ça ne va pas plaire à la reine du monde ! Elle me
plaît bien, cette petite. C’est loin d’être une tête de linotte. Dommage
qu’elle se laisse trop influencer. Ah ! La voilà qui vient me chercher
pour que je donne mon avis. Que je règle la question, encore une fois.
C’est gentil de penser à moi mais je m’en passerais, de leurs idioties.
Allez ! Jouons encore notre rôle d’ancêtre pleine de sagesse. Allons
voir, allons calmer le jeu. Et clouer quelques becs.
Je me hâte avec une lenteur étudiée pour
traverser le pré et descendre dans le chemin qui contourne les
bâtiments. Il est bon de rappeler, de quelque façon que ce soit et le
comportement en est une, qui est la tête pensante ici. Et il n’est pas
mauvais non plus de se faire attendre et de jouer à la star qui descend
le grand escalier. Tout le monde me regarde, c’est agréable à constater.
- Alors, que se passe-t-il qui vous met dans ces états ? Les réponses
fusent de tous côtés. Je fais taire. Victor continue quand même. Et la
pimbêche. Ni l’un ni l’autre ne veut céder la première place. Ce qu’ils
peuvent m’agacer, avec leur prétention ! Et leurs explications crétines.
Un seul coup d’œil et j’ai compris de quoi il s’agissait. Je n’ai pas de
mérite, l’ancienneté me vaut une expérience que tous ces jeunes ne
peuvent avoir. Mais la modestie quand même, ce n’est pas une question
d’âge ! L’humilité. La simplicité. Reconnaître qu’on ne sait pas.
Demander. Apprendre. S’élever, ou essayer. Mais non… Au lieu de ça, ils
inventent. Ils se glorifient. La jeunesse n’explique pas tout. Et ne
justifie pas l’arrogance. Voilà que la pimbêche veut m’en remontrer !
Alors là, ma petite, tu vas trouver à qui parler ! Elle me croit
ramollie. Je vais te la clouer au sol, la Sainte-nitouche !
- Arrête d’aligner les idioties comme d’autres les perles !
Stupéfaction générale. Silence. Je savoure et fais durer le suspense.
Mon plaisir aussi.
- Ce que tu vois là, pauvre ignare, c’est un couteau. Le couteau pointu
de la fermière. Et sais-tu à quoi il sert, ce couteau qui brille ?
Sais-tu où tu le reverras un jour ?
Je m’enflamme. J’ai haussé le ton. Je me dresse sur mes ergots.
- C’est planté dans ton cou, que tu le verras, pauvre écervelée ! Et ce
que tu prends pour du jus de fraise sur la lame, c’est le sang de ta
copine qu’on est venue chercher tout à l’heure et qui a tant crié. Ah !
tu étais bien contente que ça tombe sur elle, que ce soit elle et non
toi que la fermière emporte. Mais ton tour viendra, ne crois pas le
contraire. Tes belles plumes ne te sauveront pas.
J’assène. Je martèle.
- Tu n’y échapperas pas. Aucune n’y échappera. On est là pour ça. Pour
engraisser et être mangées. Oui, même celles qu’on garde, comme moi,
pour les œufs. Un jour vient où on préfère les remplacer par des jeunes
qui produisent davantage. Vous êtes toutes condamnées et c’est ce
couteau qui vous tuera. La fermière l’a jeté par mégarde en même temps
que les déchets de votre sœur que vous vous êtes disputés. Dont vous
vous êtes régalées ! Cannibales !
Je hurle à leurs têtes médusées ces vérités qu’elles font tout pour
occulter. Je me régale de les terrasser de peur, d’effroi. La mort en
face, je leur fais regarder ! Tout le monde s’égaille vite. Si elles
étaient autruches elles fourreraient la tête dans le sol afin d’effacer
tout en ne voyant plus rien. Elles ne sont que poules, elles la glissent
sous l’aile.
- Vous y passerez toutes. Vous n’êtes là que pour ça. Et vous ne savez
même pas reconnaître l’instrument qui vous saignera ! Bande d’idiotes
bonnes à tuer. Poules mouillées ! On va vous farcir et ce sera bien
fait.
Ah ! Mon dieu, que c’est bon de se
défouler. J’ai de la place tout à coup. Tout le monde a fui. Même le
Victor. Il n’a pas supporté que je le traite de coq au vin en puissance.
Et encore moins que je lui apprenne comment seront cuisinés ses précieux
rognons blancs ! Le pauvre, j’ai honte, il va en faire une maladie. Mais
aussi, elles n’ont qu’à réagir ! Il n’y a pas de clôture chez nous. Il
suffit de quitter la cour, de traverser le pré, de s’enfoncer dans le
bois et à nous la liberté ! Ah ! oui… Le renard... Eh bien oui, le
renard. Mais je crois bien que je préfère les canines du renard à la
lame de ce couteau.
- Ciao les filles ! Ciao Victor ! Je me tire. Pour les quelques jours,
ou les quelques heures, qui me restent, je vais me promener. Je dirai
bonjour au renard pour vous.
Tout le monde me regarde de loin, médusé.
Telle une reine qui abdique, drapée de dignité fatale, je traverse
lentement le pré et monte vers le bois dans lequel aucune patte ne
s’aventure jamais. Sauf les miennes. J’ai souvenir que, jeune mère en
puissance, j’avais préféré couver mes œufs dans le creux des racines
d’un arbre et revenir à la ferme une fois mes poussins éclos. La
fermière en avait poussé des cris de surprise et de joie. Je crois bien
que cet exploit m’a valu de vivre plus longtemps que mes sœurs de
promotion.
Je me paie une promenade en pays de
nostalgie, juste pour faire réfléchir la troupe soumise. Leur faire
peur. Et peut-être prendre conscience. Mais je ne rêve pas. La
révolution aviaire n’est pas pour demain. Et je sais bien qu’avant la
nuit je reviendrai me mettre à l’abri des dents du renard dans le
poulailler où, un jour, pas très lointain maintenant, la fermière me
saisira par les pattes et les ailes et m’emportera dans le hangar où
elle me plantera le couteau dans le cou. Le couteau… cet objet gisant au
milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique…
Texte de Serge Calmels,
Argelès-sur-Mer (66), 2010
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Une symphonie pastorale
L'objet gisait au milieu du
sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique... En
fait, c'est son chant que j'avais d'abord perçu. Quelques
mesures de la symphonie pastorale qui se répétaient en boucle…
Comme un chant d'oiseau et d'espérance dans le paysage encore
intact, mais muet. Et, d'un coup, ce téléphone portable, en
plein centre du chemin, et que le soleil faisait étinceler. Et
cette mélodie qui s'arrêta net dès que je le saisis... Je le
considérai attentivement, le retournai dans ma main avant de
déclencher la touche rappel. Cet objet familier voilà encore
quelques jours, placé à mes pieds aujourd’hui, semblait comme un
signal. Pourtant, répondre me parut une indiscrétion. "Sans
doute les premiers effets d'une déshydratation, pensai-je, se
font-ils sentir : je délire." La phrase qui avait traversé mon
esprit en apercevant le téléphone me revint : "l'objet gisait au
milieu du sentier, parfaitement insolite dans ce cadre
bucolique". .. En tant qu'aspirant-écrivain, j'étais accoutumé à
voir ainsi surgir des formules faciles et souvent trompeuses
quant à leur intérêt, et je m'attardai un instant sur ce terme
d'"objet gisant", parfaitement grotesque. Sans doute m'avait-il
été inspiré par tous ces cadavres étendus, hommes et animaux
unis dans le silence et les odeurs de mort avancée, où même les
respirations légères du vent n'étaient plus qu' haleines
putrides. Images de gisants pétrifiés, mais recroquevillés,
tordus sur eux-mêmes, qui se multipliaient sur mon chemin.
Je m'assis sur le talus voisin
afin de boire un peu. Ma provision de jus de fruits s'épuisait.
Je devais rejoindre un lieu où trouver à boire. Le virus avait
été essaimé dans toutes les installations d'épuration d'eau
accessibles rendant les villes inhabitables, et manifestement
les gens ne savaient comment répondre à cette attaque. Pour
l'instant, les eaux embouteillées avaient été réquisitionnées
pour les personnalités "légitimes".
Il fallait entendre par là les
"responsables de la chose publique" : politiques, techniciens
d’agences et d’équipements dédiés, pompes funèbres et
apparentés, tous ceux qui avaient un rôle dans le combat contre
l'empoisonnement, qui prétendaient concourir à des solutions
possibles, ou qui informaient, traitaient ou faisaient semblant
...
Les autres, les humbles comme
moi, les démunis, nous errions à la recherche de ruisseaux
épargnés, issus de nappes ou de glaciers, et les sentiers allant
vers les montagnes se retrouvaient progressivement l'objet d'une
fréquentation intense de gens épuisés, mais continuant d'engager
toutes leurs forces dans des courses éperdues, plus ou moins
bien équipés, en chasse de ressources éventuelles, au hasard, y
compris de magasins vite dévalisés.
Mais voilà que le téléphone se
remettait à m’adresser cette mélodie qui avait évoqué si
longtemps et pour autant de gens un paysage « bucolique »…Il
fallait rompre le charme.
Je « décrochai ».
« Allo ? dit une voix féminine, quasi inaudible, vous avez
retrouvé mon téléphone, où est-il ? Où êtes-vous ?"
J’aurais dû m’en douter ! Rien que de très banal. Voilà quelques
jours, je n’aurais pas été étonné d'un tel enchaînement.
Aujourd’hui, tout me surprenait, même d'avoir quelqu'un "en
ligne".
"Bonjour, dis-je. Je m’appelle Abel.
Il y eut un silence.
- Ah, oui, pardon reprit la voix, toujours mal assurée. Je
m’appelle Marie. J’ai tous les numéros de téléphone de mes amis
et de ma famille sur mon portable. Je l’ai perdu en sortant de
chez moi, ou presque… Je voudrais savoir s’ils sont vivants, où
ils vont, où ils sont. Je vous en prie ou puis-je vous rejoindre
?
- Je suis à l’Aldret, sur le sentier dit des chardons, et je
vais vers le Mont des Ayguïs.
- Je suis à trois kilomètres à peu près en amont de vous. Je
vous attends si vous voulez bien."
Si je le voulais ! Echanger avec
quelqu’un me paraissait presque aussi indispensable à présent
que boire.
Je croisais bien des inconnus,
certains me doublaient, seuls ou en groupes, pressés, comme
persuadés qu’il n’y aurait pas assez d’eau pour tous. J'avais
même l'impression qu'ils m'évitaient. Nous serions concurrents,
me disais-je ? Peut-être avaient-ils raison. Moi, je hâtai le
pas pour rejoindre mon interlocutrice. Je me mis à les dépasser.
Moins d’une demi-heure après, je
la devinai. Son regard cherchait celui qui allait lui permettre
de retrouver rapidement ceux qu’elle aimait, de savoir ce qu’ils
devenaient, de n’être plus seule pour affronter ce qui n’avait
pas encore de nom …
Je lui tendis le téléphone que je
n’avais pas lâché. Elle le saisit vivement, chercha dans son
répertoire, et lança un appel. Je comptais les sonneries, je
suppliais intérieurement cet homme ou cette femme au loin, de
répondre, vite.
Je voyais le visage fatigué se
creuser de plus en plus, avant qu’elle n’abandonne.
« Personne » dit-elle.
Elle recommença, trois, quatre fois peut-être. Je ne savais pas
si c’étaient des personnes différentes ou toujours la même
qu’elle interpellait ainsi. Quel amour, quelle affection les
liait. Ce que j'entendais, c’est la fêlure dans la voix. Ce que
j’ai vu c’est le regard qui vacillait légèrement. « Personne, a
t’elle répété ». J’ai dit : « ça ne prouve rien ». Elle a dit «
non, bien sûr ».
Ni l’un ni l’autre nous ne
croyions ce que nous disions. Nous ne croyions pas non plus le
contraire. Tout était en suspens, nous aussi.
Moi, je savais que j’étais seul.
J’étudiais en ville depuis huit jours à peine. Rien ni personne
ne me retenait plus dans mon pays, alors j’avais décidé de venir
me perfectionner en français, d'écrire un roman peut-être, avec
un poste de serveur trouvé sur internet pour gagner ma vie. Je
n’avais pas eu le temps de nouer des relations.
La veille, je m’étais couché vers
deux heures du matin, et levé vers midi. En me réveillant,
j'avais tout pris d'un coup en plein visage en ouvrant les
volets et en mettant la télévision. Cela ne demandait aucune
réflexion : le temps de faire un sac à dos, d’y charger les jus
de fruits qui traînaient dans le frigo, et de prendre un anorak
bien chaud, et j’étais parti.
C’est seulement sur la route que
je découvris peu à peu la réalité. Le silence et les pleurs, les
pleurs dans le silence ; les morts, les gens qui fuient la
ville, funèbre exode, en groupes, en famille, en voitures, en
vélo, à pied.
Des morts, des morts, des morts.
Pendant des heures, pendant que je dormais. Et tout de suite,
l’eau en accusation, et la ville qui se vide des vivants, sans
savoir où ils vont vraiment. Etre les premiers dans un lieu ou
l’eau potable est assurée. Se protéger, protéger les leurs,
leurs enfants. Occuper des lieux, des chambres d’hôtels, des
gîtes, des maisons, des étables, des églises. Puis voir. Plus
tard. Pouvoir attendre. Evaluer la situation.
J’étais seul. Elle était seule.
Nous étions deux.
Je lui tendis la main et je me
présentai à nouveau : « Abel ». Elle me regarda prenant
doucement la mienne : « Marie ». Elle était défaite. Sans doute
était-elle aussi partie à la hâte. Elle avait froid. « Trop peu
couverte » pensai-je en l’enveloppant de mon anorak ; « trop
seule aussi à présent » pensai-je, et je pris ses cinquante ans
par le bras pour avancer ensemble, se sauver ensemble. Ce furent
plusieurs heures de marche en silence.
Le long du ruisseau du Mont
Ayguîs, nous vîmes les gens qui s’agglutinaient, buvaient,
remplissaient des bouteilles, cherchaient à se loger pour la
nuit. Les habitants ouvraient leurs maisons aux enfants ; leurs
étables, leurs greniers et leurs remises aux autres. Animaux et
humains se lovaient dans leur chaleur commune. Nous nous sommes
entassés avec eux tous, épuisés, harassés, endormis dans les
bruits des radios qui débitaient des catastrophismes imprécis,
des analyses surréalistes, mais ensemble comme mère et fils,
comme deux frères orphelins, jusqu’au petit jour.
Jour après jour, la situation
évolua rapidement. Il fut clair que les morts étaient
innombrables, au point que les douleurs se neutralisaient les
unes les autres. Il fallut s’organiser : les villes se
trouvèrent vidées pour un temps indéterminé. Les gens se
regroupaient auprès des sources et autres approvisionnements
directs ou s’exilaient dans les autres pays non agressés. Le
plus dur, ce ne fut peut-être pas l’attaque et ses dégâts, mais
plutôt les émeutes qui s’ensuivirent. Les hommes se donnent
bonne conscience avec cette idée que les guerres et les crises
déclenchent des solidarités et de l’espérance dans la nature
humaine. La réalité fut toute autre : prises de pouvoir ou de
possessions par la force, vols, pillages, marchés clandestins et
assassinats se multiplièrent pendant plusieurs semaines.
Marie ne retrouva aucun proche.
Dans une société bouleversée et agressive, je décidai de
m’expatrier : j’envisageai rapidement de retourner dans mon pays
où je pouvais retrouver des repères. J’expliquai ma décision à
Marie. Elle pleura. Je ne pus que lui proposer de venir avec moi
pour construire une vie ailleurs. Je sentais bien que, vu nos
âges, ces mots ne résonnaient pas de la même façon pour elle et
pour moi. Mais j’avais pris la décision : nous irions ensemble.
J’avais besoin de Marie. Cette relation était devenue intense,
portée par une situation exceptionnelle. Nous nous soutenions
selon les moments et cheminions comme deux grands blessés. Je
lui expliquai. Elle accepta. Nous avons pu faire quelques
provisions d’eau à prix d’or ; nous sommes allés rechercher sa
voiture. J'ai pris un CD de la Symphonie pastorale…Pour la
route. Nous avons rassemblé quelques affaires et nous nous
sommes dirigés vers la frontière.
Les frontières étaient bloquées.
Des centaines de personnes s'y pressaient, s'écrasaient contre
des grillages en cours d'installation. D'anciens immigrés
essayaient de faire valoir des droits qu'ils avaient tenté de
faire oublier il y a quelques semaines encore. Traînant Marie,
je jouai des coudes et de civilité, selon les moments.
J'approchai enfin un policier qui, épaule à épaule avec
d'autres, gardait le passage en attendant la fin de la pose de
la clôture. Il regarda mes documents. Je revenais au Pays.
J'avais le droit de passer. Je regardai Marie :
"C'est ma mère, me suis-je entendu dire, elle a perdu ses
papiers dans la déroute générale.
- Alors, sans papiers, impossible" dit-il, nous ne faisons
aucune exception. Les gens s'entretuent assez comme ça."
Je reculai. Marie avait compris au-delà d'un langage qui lui
était étranger.
"Vas-y", a t'elle dit.
Je la regardai. Les larmes coulaient de son visage. J'insistai
"Elle n'a plus que moi".
- Et eux tous ?"
Il désignait les vieux, les enfants, les malades, accrochés aux
proches qui leur restaient. Je reculai de quelques pas. Je dis à
Marie :
"Nous avons de l'eau pour deux ou trois jours dans la voiture,
Je reste avec toi. On verra d'ici là. Je peux toujours rentrer
apparemment".
Elle me sourit confiante. En quelques instants, elle avait
réfléchi. Devant cette explosion de douleurs et de violences,
elle avait pris sa décision. Elle m'a dit :
"Moi je boirai l'eau de la ville, Toi tu me tiendras la main.
Après tu partiras.
Nous avons fait comme elle l'a voulu. Elle m'a donné son
téléphone, elle m'a dit :
"Tu garderas la musique d'appel, et si on me téléphone, tu
expliqueras ?".
J'ai dit "bien sûr", mais surtout je lui ai demandé de sourire.
J'ai pris sa photo, et je n'ai plus lâché sa main.
Depuis, j'ai souvent serré dans
ma main ce petit objet, que j’avais trouvé étincelant sur ce
sentier de désespoir, devenu muet, rangé à présent sous le cadre
de Marie, face à moi, comme un trait d'union définitif entre
nous, signe d'une intense tendresse humaine dans un enfer de
barbarie.
Texte de Marie-Josèphe
Carrieu-Costa,
Toulouse (31), 2010
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Le bouquet
L'objet gisait, au milieu du
sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique et
visiblement sorti tout droit d'une boutique citadine. Il
attirait l'œil par ses couleurs vives et, surtout, cet entêtant
parfum de fleurs difficile à identifier. Inhabituelle fragrance,
troublante et incongrue sur ce sentier de randonnée très
fréquenté. En s'approchant, on distinguait très nettement un
bouquet bien agencé, constitué exclusivement de fleurs bleues,
en petites corolles serrées, élégamment nouées par un ruban
rouge, très long. L'odeur était presque désagréable, tant elle
vous prenait à la gorge.
Il flottait sur ce lieu une
impression de malaise : contraste trop puissant entre ce bouquet
sophistiqué, au bleu artificiel, perdu (?) parmi les champs
récemment fauchés, et les raisons de sa présence, qu'on
pressentait macabres. Le train passait régulièrement à
proximité, il était peu probable que, par une fenêtre ouverte,
on se fût contenté de jeter inconsidérément sur le chemin de
promenade ce bouquet aux allures de 14 juillet.
Le contrôleur du train Corail
n°1407 me réveilla avec une douceur inhabituelle. Sa main tiède
exerça une pression légère, ''contrôlée'' mais néanmoins
sensible, sur mon avant-bras gauche, nu et bronzé, dont le fin
duvet blond frémit sous la caresse. La main se posa à peine trop
longtemps. J'avais déjà, un peu trop vite, ouvert spontanément
les yeux - que j'avais très bleus - mais cette main s'attardait
encore, pendant ce quart de seconde superflu, révélateur du
plaisir qu'elle y prenait.
Je lus dans son regard l'agréable
surprise de découvrir, sur le haut de mon visage frais, sagement
endormi et encore inconnu vingt secondes plus tôt, deux
prunelles bleues qui ne semblaient pas lui déplaire. Il avait
lui-même un visage très avenant, de type méridional, des yeux de
velours marron et une belle bouche, un regard souriant et des
cheveux d'un châtain profond.
Il se taisait et semblait avoir
tout son temps, ce qui n'est pas fréquent chez les agents de la
SNCF, car un train entier l'attendait. Je me souvenais d'être
montée dans la première voiture... à moins que ce ne fût la
dernière ? Combien de temps avais-je dormi au juste ?
Pas encore totalement éveillée,
je compris toutefois que je devais montrer mon billet. C'était
l'évidence même et il n'avait pas besoin de la formuler. Il
attendait tout simplement que je m'exécute et il souriait des
yeux, qu'il avait décidément très caressants. Je me souvins
alors vaguement qu'il m'avait réveillée en plein rêve érotique,
d'où l'impact de sa caresse sur mon bras.
Mes lèvres légèrement gonflées
s'entrouvrirent et ma conscience encore ensommeillée se perdit
du côté de mon sac. Je me savais désirable à cet instant sans
toutefois en avoir une perception claire. C'est alors que je
m'aperçus que le premier bouton de mon chemisier, déjà fort
échancré, s'était opportunément ouvert pendant mon sommeil et
qu'il dévoilait abondamment mon sein droit, que j'avais bien
galbé – le gauche aussi, d'ailleurs -
Un léger mouvement d'épaule eut
tôt fait d'accentuer l'ouverture indiscrète, tandis que je
baissais pudiquement les yeux vers mon sac ouvert, y enfonçant
le bras non caressé. Je fus alors parcourue d'une idée folle,
qui devint rapidement une idée fixe : je voulais sentir la main
de cet homme sur mon sein droit, par l'échancrure de mon
chemisier de soie. Une caresse à travers l'étoffe ne m'eût pas
déçue non plus : la soie est si merveilleusement érotisante que
le moindre souffle d'air peut faire dresser le mamelon sous le
tissu plaqué, en moins de temps qu'il n'en faut pour y penser.
Mais ce que je voulais en cet instant, c'était le contact direct
de cette peau qui avait réveillé mon bras et je le voulais avec
une telle détermination qu'il me semblait impossible de ne pas
l'obtenir dans la minute qui suivrait.
Je réalisai soudain que le temps
filait et que l'homme aux yeux souriants sous sa casquette
étoilée attendait toujours, sans manifester la moindre
impatience. En fait, il s'était à peine écoulé quelques secondes
depuis mon réveil. Je regardai sa main posée sur le dossier du
siège situé devant moi : une belle main aux ongles nets, carrée
et dorée, dont je spéculai aussitôt sur le grain de peau, à la
lumière de mes expériences passées. Évaluation plus que positive
: ce genre d'homme avait, à coup sûr, cet épiderme souple et
lisse qui fait la joie des rencontres de peaux. Je voulais cette
main sur mon sein et je la voulais tellement que le sein en
question, bientôt suivi par l'autre, en gonfla de plaisir
anticipé, faisant frémir la soie légère.
Je guettai à travers les longs
cils bruns le regard à présent à demi baissé, inconsciemment
attiré par la rondeur soyeuse, insecte innocent capté par une
fleur carnivore... Mais après tout, cela ne devait-il pas être
également pour son plus grand plaisir ? Combien de fois cela
arrive-t-il dans la vie d'un contrôleur de train d'avoir
l'occasion de palper, dans le cadre de ses activités
professionnelles, un sein doux et bien galbé ? Qui plus est,
surmonté d'un visage frais aux grands yeux bleus, que l'on a dû
faire ouvrir pour les besoins du service.
Pendant ce temps, mon bras non
caressé fouillait mollement et avec une lenteur calculée le sac
d'où le billet était tout prêt à bondir. Tout à la fois
délicieusement rafraîchissant et excitant, un courant d'air
tiède soulevait légèrement mèches de cheveux et vêtements d'été,
s'engouffrant dans mon décolleté complice, ce dont personne
d'autre ne semblait s'apercevoir.
La chaleur pesante, le bercement
du train et la brise estivale provoquaient la somnolence des
autres voyageurs, qui n'avaient encore rien remarqué. Une mouche
entêtée grésillait contre la vitre, agaçante musique de fond
soutenant mon manège aguicheur. Je me rendis compte alors que
nous n'étions pas seuls au monde et que la scène se déroulait –
incognito pour l'instant – devant un wagon entier, de style
Corail, mal climatisé et de mauvaise qualité, tel qu'on en
fabriquait encore au milieu du siècle dernier.
Les prunelles de velours se
dilatèrent sous le tir de mon œil bleu trop innocent pour être
honnête et, surtout, devant le regard interrogateur du mamelon
dressé au garde-à-vous et affleurant effrontément sous le fin
tissu. Je voulus vérifier l'impact de mon action, glissant
discrètement sous mes cils maquillés vers le pantalon
d'uniforme. L'érection était là, sans nul doute, quoique masquée
par l'épaisseur de l'étoffe, mais la légère protubérance bien
répertoriée ne pouvait échapper à mon œil averti.
Il devait me rester quelques
secondes avant que le temps écoulé ne devînt inadmissible pour
le wagon Corail, pour le contrôleur bleu-marine mutique et pour
mon propre corps, flottant entre deux eaux dans une frustration
qui n'allait pas tarder à devenir inconfortable.
Une publicité datant de l'âge du
train me revint en mémoire, celle des lunettes qui déshabillent
: je me plus à imaginer mon contrôleur en habit de plongeur,
ceint dans un maillot seyant sur une chute de reins qu'il avait
certainement bien galbée aussi... épaules larges et bronzées,
lunettes-hublots masquant provisoirement son regard velouté et
grand tuba dressé majestueusement, juste avant la plongée vers
les bancs de corail.
Le contact de la banquette en
skaï commençait à se faire désagréable sous ma jupe moite et
j'en vins à conclure qu'il fallait en rester là et exhiber enfin
ce billet triomphal... J'envisageai un instant le scénario de la
perte ou de l'oubli, le temps de visualiser la pénible et
ambiguë élaboration de l'amende, la gênante et coûteuse
tractation financière qui s'ensuivrait, le tout me permettant de
gagner du temps, mais pour un résultat des plus hasardeux car
l'homme aurait alors les deux mains prises. La mort dans l'âme,
je capitulai et sortis le billet avec mon plus enfantin sourire,
espérant, d'un mouvement d'épaule adéquat, faire sauter pour
l'occasion le bouton suivant, mais en vain.
La perforation fut exécutée avec
soin et lenteur. L'œil brun gauche glissa sous les cils soyeux
pour évaluer une dernière fois l'objet convoité, offert mais non
saisi, et l'employé silencieux se tourna enfin de l'autre côté
du couloir central, où un petit vieux frôlait la tétanie à force
de tenir son billet prêt pour la perforation... Je lorgnai vers
le voyageur, épiant dans sa prunelle délavée l'écho de cette
lourde minute de silence, mais je ne perçus aucun indice
susceptible de révéler qu'il n'avait rien perdu de la scène du
sein dévoilé. J'en profitai donc pour cacher cet objet qu'il ne
saurait voir sans risquer un accident cardiovasculaire : pas
question de coller sur le dos de ce pauvre contrôleur si mignon
l'horrible mort d'un voyageur imprudent !
Je décidai alors de me rendormir
et d'essayer de retrouver le fil de mon rêve érotique. Après
tout, l'interruption avait duré à peine une minute et les
événements récents m'avaient amollie davantage encore. Mes seins
avaient gentiment repris leur volume initial et leur galbe sage
sous le chemisier de soie désormais légèrement moite, mais
encore suffisamment fermé pour prévenir tout débordement
ultérieur. La tête vide, la bouche pâteuse et les paupières
lourdes, j'amorçai un retour au royaume de Morphée.
A peine avais-je refermé les yeux
qu'une envie inconfortable me poussa à me lever, quelque peu
hébétée, et à me diriger vers l'extrémité du wagon. Quelle ne
fut pas ma surprise de découvrir que le contrôleur bleu-marine
m'attendait en souriant dans le no man's land situé entre les
deux wagons brinquebalants de ce train antédiluvien !
Poussant résolument la porte
vitrée, je me dirigeai vers lui sans hésiter et il posa aussitôt
les mains sur mes hanches – et non sur mes seins – Toujours dans
le mutisme le plus total et plantant son regard velouté dans mes
yeux bleus interloqués, il m'embrassa à pleine bouche, fort bien
d'ailleurs.
Mon chemisier reboutonné
s'impatienta de nouveau et je ne tardai pas à frotter ma jupe
moite sur son pantalon d'uniforme pour vérifier l'acuité de mes
regards. Il faillit perdre le contrôle, ce qui, vu sa fonction,
était un comble, lorsqu'il passa enfin sa main droite dans mon
chemisier gauche et palpa, tout à fait habilement, le mamelon
resté à l'écart jusqu'ici. Celui-ci réagit avec toute la vigueur
dont il était capable, tandis que l'autre recevait bientôt les
honneurs de ses incisives – qu'il avait fort brillantes et très
douces aussi – et que sa main gauche m'enlaçait et pétrissait ma
jupe à présent fort chiffonnée.
Il se ressaisit soudain,
réalisant qu'il ne fallait pas trop compter sur les reflets
complices des vitres de séparation et qu'il mettait ses étoiles
en danger. Il voulut donc m'entraîner vers le seul abri sûr,
quoique fort trivial : les toilettes, dont je redoutais déjà le
bruit infernal et les effluves incertains. Je n'eus pas à
m'interroger car c'est ce moment que choisit une charmante
petite fille aux yeux bleus pour venir faire son petit pipi avec
sa mère-grand. Nous les laissâmes passer, tandis qu'il
consultait fébrilement son horaire SNCF et que je fouillais dans
mon sac à la recherche d'un billet, par exemple.
Une fois reparties les innocentes
trouble-fête, il me plaqua avec douceur contre la porte et
recommença à explorer mon anatomie sous la soie, ce que je
laissai faire avec un bonheur non dissimulé. Il me mordillait
délicieusement l'oreille comme jamais aucun homme ne l'avait
fait avec cette habileté et je dus réprimer l'expression de mon
plaisir en griffant sa peau sans ménagements.
C'est alors que, craignant d'être
à nouveau interrompue par une autre petite fille aux yeux bleus,
je voulus gagner du temps. Tout en me laissant embrasser avec
volupté, j'ouvris derrière mon dos la poignée de la porte.... Ce
n'était pas la porte des toilettes et il n'avait pas anticipé
mon geste. Je n'eus que le temps d'apercevoir ses yeux de
velours horrifiés, ses incisives douces qui laissèrent échapper
un cri (le son de sa voix !) et ses belles mains impuissantes
qui avaient lâché prise.
Je fus tuée sur le coup mais on
ne constata pas de trace de blessure, sinon un fin écoulement de
sang par l'oreille, qui me vida totalement de mon sang, le temps
que les secours parviennent jusqu'à mon corps inerte. De toute
façon, à cette vitesse, c'était sans rémission.
Personne n'aurait pu dire
exactement qui avait assisté à l'enterrement mais, quelque temps
après, un bouquet d'œillets bleus ceint d'un long ruban rouge
fut déposé à l'endroit où avait chût mon corps, et l'odeur de
ces œillets était si entêtante que les promeneurs du chemin,
lorsqu'ils passaient à proximité, en étaient tous troublés et
s'en souviennent encore.
Texte de Laurence Polère,
Boulogne (92),
2010 |
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Et en prime,
un
quatrième texte, celui de Nathalie
Materne,
Castanet-Tolosan (31), 2010 -
lauréate lycéenne de notre jury ainsi que du Jury des Lycées de
Lycée Bellevue.
Le dé
L'objet gisait au milieu du
sentier, parfaitement insolite dans ce cadre bucolique... La
lumière qui ricochait sur sa surface blanche le rendait
éblouissant, et me vint la pensée stupide qu'il prenait un malin
plaisir à me faire cligner de l'œil.
J'étais dans l'un de ces jours où
les pensées vagabondent sans logique et où un rien attire
l'attention. Vous savez, ces lendemains de jours douloureux,
lorsqu'on a compris qu'on est un minable et qu'on a perdu ses
rêves d'avenir. Je venais d'abandonner mes études de médecine,
au beau milieu de l'année, pour rejoindre la troupe d'incapables
« qui n'ont pas supporté la pression », comme le disaient nos
anciens camarades d'un air faussement apitoyé.
Alors quand ce dé au reflet
sournois se présenta sur ma route, je m'arrêtai et le ramassai
sans vraiment réfléchir. Je le fis rouler un instant entre mes
doigts. Un cube blanc creusé de noir d'une banalité déprimante ;
ce qui, étrangement, me plut. « On est un peu pareil toi et moi.
On n’a rien d'exceptionnel, alors on nous abandonne en cours de
route... » J'enfonçai mes mains dans les poches de mon manteau,
gardant le dé au creux de ma paume, et continuai ma route.
Je marchai le long du sentier qui
lézardait sous le soleil d'avril, au milieu de cette prairie de
buissons et d'herbes folles. Mon regard se promenait à quelques
mètres devant moi, sautant d'une fleur naissante à un caillou
égaré avec régularité. Dans ma tête, un dialogue mauvais se
déversait comme un acide. « Que vas-tu faire maintenant,
monsieur l'incapable ? Je n'ai pas eu le temps d'y penser...
Non, évidemment, puisque tu croyais que tu allais réussir. En
même temps, tout le monde croyait en moi ! Certes, mais tu n'as
pas prévu de plan B, comme on te l'avait dit... Mais ça aurait
été partir perdant ! Menteur ! Tu étais un misérable petit
prétentieux, et il ne te reste plus que tes yeux pour pleurer.
Minable ! » Je ruminai tout le long du chemin, atteignis la
lisière du bois et fis machinalement demi-tour. Tandis que je me
traitais de pauvre type et que j'énumérais mes défauts et mes
échecs, mes pas me ramenèrent vers la maison de ma grand-mère,
où j'avais échoué avec toute la famille, pour ces vacances de
Pâques où j'aurais dû travailler d'arrache-pied.
Je passai le portail, barrière
inutile entre la prairie et le jardin semblables en tout point,
et me dirigeai vers la porte d'entrée. Alors que je
l'entrebâillai, un tintamarre familier jaillit de l'ouverture.
Carillons de vaisselle, mélodies fatiguées du vieux piano, cris
d'enfants. L'habituel remue-ménage qui précédait chaque repas.
Soudain, je me sentis las de ce joyeux désordre. Il fallait se
mêler aux conversations et rire aux plaisanteries pour passer
inaperçu, faute de quoi j'aurai le droit à un sermon du genre :
« l'important c'est de participer, tu restes notre fiston ». Je
ne savais pas ce qui me répugnait le plus.
Je sentis le contact du dé contre
ma paume. Toujours sur le pas de la porte, je le sortis de ma
poche. « Et toi, tu ferais quoi ? » Je joignis mes mains pour le
faire rouler entre mes paumes. Lorsque je les ouvrais, le dé
exhibait fièrement la face trois. « C'est stupide, ce n'est pas
une réponse... Bon, disons que pour un nombre pair j'entre, et
impair je me tire. » Je secouai à nouveau le dé. Toujours trois.
Je me tournai vers la prairie. Le crépuscule commençait à manger
le ciel. J'hésitai un instant.
Mon regard revint sur le dé. Les
trois petits points noirs ressemblaient à des yeux inquisiteurs
qui m'ordonneraient de respecter mon engagement : « Impair, tu
te tires ». « Bon, puisqu'il le faut. » J'ouvris la porte tout
grand, criai qu'ils ne m'attendent pas pour manger et la
refermai aussi sec.
Je traversai le jardin en sens
inverse. Je me sentais léger. L'idée de m'enfoncer dans la nuit
sur un bête lancer de dé avait quelque chose de grisant. Je
contemplai l'objet, toujours dans ma main. Les rayons du
couchant n'avaient plus la force de ricocher sur sa surface, et
pourtant, je percevais comme un éclat sur ses arêtes, comme un
clin d'œil qu'il me ferait. « Tu deviens timbré, mon pauvre
vieux. »
Arrivé au portail, je me demandai
par où aller. Une fois de plus, je décidai de m'en remettre à
mon dé. « Pair la forêt, impair la rivière. » Je fis rouler le
petit cube entre mes paumes. Quatre. Avec le sourire stupide de
celui qui va sans se poser de questions, je pris le chemin des
arbres.
La forêt baignait dans une
semi-obscurité. Ça et là, d'une trouée de feuillage tombait une
colonne de lumière ambrée, vestige du jour qui s'achevait.
L'arrivée de la nuit ajoutait à la mélancolie que je traînais
comme un boulet depuis des jours. Mon pas se fit à nouveau lent,
mes épaules s'affaissèrent. Mon avenir n'était que brouillard
après l'échec que je venais d'essuyer, et je n'avais pas la
force de réfléchir à la façon dont je pourrais le sauver. Je me
sentais si misérable ! Je m'étais noyé dans le travail. Puis,
obligé de reconnaître que j'étais incapable de refaire surface,
obligé d'accepter ma médiocrité, j'avais piteusement quitté les
bancs de la fac.
Tout à mes sombres pensées, je ne
sentis pas l'obscurité m'engloutir. Lorsque ma conscience refit
surface, j'étais au beau milieu de la forêt. Je sortis le dé de
ma poche. Je discernai avec peine ses facettes. J'allais le
ranger lorsqu'une lueur venue de je ne sais où fit reluire les
points noirs sur blanc, comme s'il m'invitait à me servir de lui
à nouveau. J'obtempérai. « Pair je rentre, impair je dors ici. »
Il roula entre mes paumes, dans un geste qui me devenait
familier. Incapable de discerner quoi que ce soit dans les
ténèbres qui s'épaississaient de minute en minute, je lus la
facette comme du braille. Un. « Attends, tu vas vraiment te
peler toute la nuit en pleine cambrousse pour un dé ? » Je
considérai le cube entre mes doigts. Je n'arrivais pas à m'ôter
l'impression qu'un éclat animait sa surface de temps à autre. Et
ces signes furtifs semblaient me mettre au défi de suivre ce
qu'il me dictait. « Je suis peut-être un minable, mais pas une
mauviette. » Je décidai de rester dans la forêt pour la nuit.
Incapable d'aller bien loin dans le noir quasi-total, je trouvai
à tâtons un creux entre deux arbres et m'y pelotonnai.
Les premiers rayons du soleil
vinrent chatouiller mes paupières. Je m'éveillai, tentai de me
lever et étouffai un gémissement. Mon corps était parcouru de
courbatures. J'avais les mains et le visage gelé, et les jambes
ankylosées. Mais au moins, j'avais relevé le défi. Pour une
fois, je ne m'étais pas défilé.
Je me levai tant bien que mal et
titubai entre les arbres. Un gargouillement s'éleva de mon
ventre. J'avais terriblement faim. Je me lançai sur le chemin de
la maison en espérant que mon absence de la nuit serait passée
inaperçue. Lorsque je poussai la porte d'entrée, tout était
encore silencieux. Ma famille dormait encore, et j'en conclus
qu'ils ne s'étaient pas inquiétés pour moi. Je me préparai un
énorme petit déjeuner et le dévorai en songeant à la nuit que je
venais de passer.
Naturellement, je sortis le dé de
ma poche. J'avais l'impression que cet insignifiant petit cube
m'avait manipulé.
« Tu dérailles ! C'est toi qui a inventé ce jeu débile du lancer
de dé, c'est toi qui te lances les défis. »
Mais mon instinct refusait cette évidence. Un bruit de pas dans
l'escalier me tira de ma réflexion.
- Tiens ! Bonjour fiston ! Bien dormi ?
Je répondis à mon père par un traditionnel marmonnement.
- Je rentre à la maison ce soir, j'ai du travail. Tu veux venir
avec moi, pour essayer de trouver quelque chose à faire ? Un
petit boulot peut-être ? Ou tu préfères te reposer encore
quelques jours ?
Il me regardait avec cette pitié qu'ils affichaient tous depuis
mon échec. Je soupirai. Je n'avais pas envie de prendre une
décision.
- Bon, je te laisse réfléchir...
Et tandis qu'il se tournait vers la cafetière, je lançai
discrètement le dé sur la table.
« Pair, je reste, impair, je rentre. »
Six.
- Je crois que je vais rester encore, Papa.
Il se tourna vers moi avec inquiétude.
- J'ai besoin de réfléchir au calme à ce que je vais faire de
mon avenir, improvisai-je.
- D'accord, je comprends. Prends ton temps fiston.
Je hochai la tête d'un air faussement contrit, puis recommençai
à me goinfrer allègrement.
Le dé m'avait accordé un nouveau
répit jusqu'au retour à la morne réalité. Il voulait encore
jouer, j'en étais convaincu. Sitôt mon petit déjeuner englouti,
je pris une douche glacée et sortis à nouveau. Je ne savais pas
quels défis me réservait mon nouveau compagnon de route, mais
mon désir d'aventures hasardeuses semblait donner des couleurs
plus éclatantes à la nature. Plus que jamais, j'avais envie de
suivre le dé par monts et par vaux.
La lumière du jour enflait
derrière la chaîne de collines à l'est. « Pair à l'est, impair à
l'ouest ». Le dé m'indiqua la direction du soleil levant, et je
le suivis aveuglément. Toute la journée, je gambadai dans la
campagne environnante, ne changeant de direction qu'au gré des
chiffres que m'indiquait le dé. Je ne pouvais me défaire du
sentiment qu'il ne s'agissait pas d'un objet innocent. Même
lorsque le soleil s'effaçait derrière un rideau de nuages, il
pouvait s'animer brusquement d'un éclat malicieux qui piquait
mon œil comme un regard de défi. A mesure que les heures
s'écoulaient, il me sembla qu'il me guidait de plus en plus loin
au cœur de nulle part, et bientôt les sentiers par lesquels je
courrais ne me furent plus familiers. Mais depuis la veille,
depuis que j'avais trouvé ce dé, une phrase tournait dans ma
tête : « Je ne suis pas un minable, cette fois-ci je ne vais pas
abandonner. » Et ainsi je poursuivais ma route.
Quand les premières fraîcheurs de
la fin de journée coururent sur la campagne, je me trouvai dans
une partie de la forêt dont j'ignorais jusqu'alors l'existence.
Un torrent grondait entre les arbres. Je voulus le longer. «
Pair vers l'amont, impair vers l'aval ». Deux. Je suivis comme
un bon samaritain le chemin indiqué, et découvris au bout d'une
centaine de mètres une cascade de plusieurs mètres de haut.
L'eau s'y déversait lourdement et tombait en flots écumants dans
un bassin naturel. Je voulais voir cette cascade de plus près,
et consultai machinalement mon dé : « Pair par le bassin, impair
par en haut. » Cinq. Je me lançai sur la pente abrupte qui
longeait la cascade. Plusieurs fois je glissai sur le chemin
boueux, je manquai même de tomber dans le bassin. Mais je
n'étais pas un minable. J'atteignis le haut de la cascade. Je
m'approchai tout près du bord. La puissance de l'eau qui courait
vers sa chute était impressionnante. Je me penchai au-dessus du
vide : on distinguait à peine la surface du bassin à travers les
gerbes d'écume qui en ressortaient. A cet instant, la présence
du dé se rappela soudain à moi. Je le fis rouler entre mes
paumes. Le dialogue entre lui et moi était devenu instinctif, je
n'avais même plus besoin de formuler clairement mes questions
dans mon esprit. Il m'indiqua d'oser marcher jusqu'au milieu du
cours d'eau. Le cœur battant, mais fier d'être capable de tout,
j'ôtai mes chaussures et posai mes pieds dans le torrent. La
morsure du froid et la vigueur du courant me firent serrer les
dents, mais j'avançai résolument vers le centre. Je me sentais
plus courageux que jamais. Une fois arrivé là où l'eau était la
plus profonde, je fis quelques pas prudents vers le bord de la
cascade. De là, les flots du bassin étaient encore plus
impressionnants. Un pas aurait suffit pour m'y jeter.
J'ignorais ce qui se trouvait
sous la surface écumante. Il pouvait n'y avoir que de l'eau, il
pouvait aussi y avoir des rochers abrupts et mortels. Ma main
glissa lentement vers la poche, en sortit le dé. Il me parut
étincelant. Pour la énième fois, je le roulai entre mes paumes
en contemplant les remous féroces quelques mètres plus bas. «
Saute », dit le dé. Mes doigts se crispèrent sur ses faces. Il
me sembla rayonner encore davantage si cela était possible. « Je
ne suis pas un minable, je n'abandonnerai pas. » Je sautai.
Dépêche du 15 avril 2009 –
Mort tragique d'un étudiant dépressif. Comme chaque année, les
études de médecine comptent un taux record d'échecs parmi leurs
candidats. Mais hier, c'est une véritable tragédie qui a secoué
les étudiants de la fac de Toulouse : le suicide de l'un de
leurs camarades, qui avait récemment abandonné les cours. Côme
Alberand, 19 ans, a été retrouvé noyé à quelques kilomètres de
Saint-Rémi, sur les rives du torrent qui traverse la forêt. Les
autorités locales supposent qu'il s'est jeté du haut de la
cascade en amont. Ce tragique exemple illustre la …
Juliette referma le journal. Elle
relisait les premières lignes de cet article pour la dixième
fois, et elle était enfin arrivée au pied de cette fameuse
cascade où l'on pensait que Côme s'était donné la mort. Elle
avait dû marcher plusieurs heures avant d'y parvenir. Des bandes
rouges et blanches encerclaient le périmètre. Elle passa
en-dessous.
Elle avait peine à y croire. Elle
savait que son ami souffrait de son échec, mais pas au point
d'abandonner la vie. Pensive, elle se promena le long de la
rive, les yeux rivés au sol. Soudain, son regard fut attiré par
un éclat blanc entre deux rochers. Elle se pencha. Un dé.
Machinalement, toute à sa réflexion, elle le ramassa, puis se
tourna à nouveau vers la cascade. « Est-ce que je monte voir
là-haut ? » Ses doigts jouaient avec le dé. Elle le considéra à
nouveau. « Laissons le hasard en décider... Disons qu'au-dessus
de 3, je vais voir. » Elle lança le dé.
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