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"Trente minutes de retard ! Le froid était terrible. Il releva son col...".
Les boyaux de l'amertume
Trente minutes de retard ! Le froid était
terrible. Il releva son col. Le signal de l’attaque avait été annoncé
pour cinq heures trente, soit juste avant l’aube, au moment où le
thermomètre est au plus bas, et où la fraîcheur contraint les sentinelles
d’en face à relâcher leur attention en se blottissant le nez dans leur
capote. Leur corps y exhale une chaleur le plus souvent puante mais
suffisamment douce pour achever de clore leurs paupières, qui obturent des
yeux bouffis de fatigue. Tous les états-majors de toutes les armées du
monde emploient ce fondement de la stratégie basique : galvaniser ses
propres troupes pour les tenir bien éveillées et vigilantes jusqu’avant
l’aurore, en misant sur l’assoupissement et l’engourdissement du camp
adverse.
Et Louis, notre caporal, de se rendre
compte à sa montre-gousset qu’il est déjà six heures. Dans quelques
minutes, là-bas vers l’est, du côté des tranchées ennemies, l’arrière-ligne
de l’horizon va commencer à se teindre d’un trait de lumière, bientôt
suivi d’un arc de cercle rougeâtre qui commencera à éclairer les trois
cents petits mètres de terrain dévasté qui séparent les tranchées de
première ligne des deux camps. Comme avertis par un sixième sens, les
sentinelles sortent toujours de leur douce torpeur juste avant les
premiers rais matinaux, de crainte que leur légère somnolence,
militairement criminelle, ne les amène à être traduits devant les
tribunaux militaires par les officiers qui les surprendraient... Et en
temps de guerre, les pelotons d’exécution font foison…
Maintenant, Louis en est sûr : si, dans les
cinq minutes, l’ordre d’attaque n’est pas donné, les sentinelles adverses
seront vigilantes et la boucherie sera encore plus sanglante que
d’habitude ; il sera trop tard, il n’y aura plus d’effet de surprise, si
surprise il peut encore y avoir...
En effet, pense-t-il, pendant une partie de
la nuit, notre artillerie a pilonné l’étroit no man’s land séparant les
deux camps pour le débarrasser au maximum des rangées successives de fils
barbelés destinés à freiner une attaque adverse (de quelque côté qu’elle
vienne, au demeurant...). Nos Poilus ont beau avoir été conditionnés à
penser que les Teutons d’en face sont des arriérés mentaux, ils ne sont
pas débiles au point de ne pas se rendre compte, ne serait-ce que par
expérience, que les bombardements nocturnes sont annonciateurs d’une
attaque à l’aurore.
Louis y a pensé, mais qui d’autre que lui
s’est fait la réflexion? Très peu de monde... Son régiment a été décimé
depuis des mois par de vaines attaques et contre-attaques qui n’ont eu
pour effet que de déplacer la ligne de front de quelques kilomètres vers
l’avant, puis de quelques kilomètres vers l’arrière. Si encore il
s’agissait d’une procession d’Echternach*, le gain de terrain pourrait
être conséquent au bout d’un moment… Mais non, même pas, la ligne de front
a très peu évolué, demeurant quasiment figée depuis le début de la
guerre...
Des cent soixante-huit hommes qui
constituaient initialement la compagnie de Louis, seuls quatre ont échappé
à la mort ou aux blessures graves lors de la dernière et vaine attaque.
Quatre anciens... Pour héroïsme sur le champ de bataille et citation à
l’ordre du jour du régiment, un caporal a été promu sergent et les trois
autres rescapés ont été commissionnés caporaux. Le reste de la compagnie a
été reconstitué par de jeunes "bleus" issus d’un régiment de réserve, qui
avaient connu une formation militaire accélérée, tous âgés de 18 à 20 ans,
sans aucune idée de ce que peut être mortelle la sortie de la tranchée. Le
nouveau lieutenant est à peine plus âgé qu’eux. Il est frais promu d’une
formation accélérée en académie militaire, où son instruction a surtout
consisté à le persuader que son grade le mettait à l’abri d’une erreur de
jugement, qu’il aurait toujours raison et que la victoire serait au bout
du fusil s’il respectait les ordres d’en haut. Bref, il était imbu de ses
certitudes.
Et le lieutenant était un bon élément. Le
jour précédent, il avait appris du capitaine de compagnie que sa section
avait été sélectionnée pour être à la tête d’une importante attaque le
lendemain à l’aube. Il s'agissait de tracer la voie pour l’ensemble du
régiment qui se tenait quelques centaines de mètres en arrière. Il avait
eu peine à contrôler la vanité qui l’enflammait. Il avait respecté ce qui
lui avait été enseigné. Lors de la distribution du repas du soir, il avait
harangué la troupe de bleus, le plus souvent quasi incultes, et eux aussi
formés à croire leur supérieur. "Nous avons été choisis..." ;
"L’état-major a estimé que c’est à notre compagnie qu’il revenait de..." ;
"Nous aurons l’honneur..." ; "Notre objectif est primordial..." ; "Le
terrain sera dégagé par un pilonnage nocturne..." ; "Nous les surprendrons
avant le lever du jour..." ; "Ils n’auront pas le temps de résister" ; "Un
quart d’heure plus tard, notre drapeau flottera sur les débris ennemis..."
; "Le quartier général compte sur nous...". S’en étaient suivies
quelques logorrhées patriotiques, qui s’étaient achevées sur la
traditionnelle annonce : "Double ration de gnôle", ponctuée de
hourras et vivats multiples. L’officier savait parler à la troupe …
Louis et les trois autres "anciens"
n’avaient pipé mot. Leurs regards s’étaient simplement croisés et avaient
avantageusement remplacé tous les discours qu’ils auraient pu échanger.
Maintenant, ils étaient gradés. Ils ne pouvaient plus informer la troupe
des réalités qui allaient se présenter, au risque d’être désignés comme
traîtres à la Patrie, jugés comme tels et fusillés pour l’exemple. De tels
cas avaient été rapportés sur toutes les lignes de front.
Lorsque le bombardement du no man’s land
avait débuté, alors qu’ils voyaient les yeux novices de leurs pairs
s’illuminer de joie, ils leur avaient quand même rappelé qu’un obus, même
ami, pouvait avoir été mal manufacturé ou mal orienté et pouvait s’échouer
sur leurs propres tranchées. Le lieutenant, secrètement vexé de n’y avoir
pas pensé, avait feint la fierté d’être assisté de gradés aussi
compétents. Il avait transformé en ordre la suggestion de Louis de se
mettre à couvert sous les sapes renforcées de bois de charpente, creusées
dans les tranchées traversières menant aux secondes lignes, où se tenaient
les régiments de réserve qui leur succéderaient demain après le premier
assaut.
Vers quatre heures du matin, le déluge
d’obus avait cessé. Par le périscope, Louis avait bien constaté que, comme
d'habitude, peu de barbelés avaient été désagrégés. En fait, il allait
falloir zigzaguer parmi les trous d’obus, gorgés de l’eau des averses du
jour précédent. La boue allait coller aux godillots, alourdissant et
ralentissant encore la marche, alors que la vitesse de progression
constituerait l'un des rares paramètres de survie (hormis la chance) quand
les mitrailleuses d’en face donneraient toute leur puissance de feu.
Et pour ralentir encore ceux qui n’auraient
pas été tués dès après le coup de sifflet commandant l’assaut, il y avait
ces barbelés d’enfer sous lesquels il allait falloir ramper et donner de
la pince coupante pour que ceux de la seconde vague puissent envisager
atteindre l’ennemi. Louis savait, comme ses trois amis, qu’en leur qualité
de première vague, les espoirs de s’en sortir étaient quasi nuls. Il avait
beau avoir des sympathies anarchistes et se déclarer athée convaincu, il
savait qu’au coup de sifflet, il invoquerait ce Dieu honni, tout en
hurlant comme les autres. Un appel au Tout-Puissant ne saurait faire de
tort…
Aux alentours de minuit, au lieu de rêver
de gloires et de victoires comme les gamins, il avait écrit une "belle
lettre" comme il disait, à celle qui, au village qui les avait vus naître
et s’unir, l’attendait. Surtout depuis sa dernière permission avec, au
plus profond d’elle, dans son ventre, la marque irréfutable de la fureur
de leur amour : cet enfant à venir pour lequel Louis essayait de se
convaincre qu’il allait se battre, afin qu’il connaisse un monde meilleur
et une patrie libre. Même lui, l’anar, essayait de s’en convaincre, ce
n'était pas peu dire !… Il avait encore été cité en exemple par le
lieutenant qui, le voyant s’appliquer à la plume, s'était remémoré un
autre passage de sa formation : la veille d’un assaut, encourager la
troupe à écrire à sa famille. On peut être imbu de ses certitudes mais
néanmoins oublier les illettrés… Louis et ses trois amis avaient anticipé
le constat de carence. Ils avaient vite repéré ceux qui n’écrivaient pas,
masquant leur incapacité sous la forfanterie ou arguant de l’absence de
famille. Avec l’aide de ceux qui avaient suffisamment fréquenté l’école
pour pouvoir noircir quelques lignes, ils avaient eu vite fait de veiller
à ce que chacun puisse partir au combat en ayant entretenu ses proches de
quelques-uns de ses sentiments. Les quatre anciens savaient que ce dernier
petit mot serait longtemps conservé comme relique familiale.
Une fois ces courriers achevés, il y avait
bien eu quelques scènes de vague à l’âme, quelques larmes qui perlaient à
la pensée de celles qui, là-bas, au pays… Le lieutenant n’avait guère
fouillé son argumentation pour galvaniser ces faiblesses naturelles : «
Vous êtes des hommes, tout de même ! »… « Dois-je y aller seul ? » … le
tout renforcé de « la Patrie qui…» et « l’honneur que...».
Le reste de la nuit, Louis l’avait passé à
se taire, à penser à sa courte vie, à se remémorer ce qu’il avait fait et
ce qu’il aurait dû oser faire. A celle qui portait sa descendance, il
savait qu’il avait dit les beaux mots qu’il fallait mais en avait-il dit
assez ? Vivrait-elle longtemps avec son seul souvenir ? Comment
parlerait-elle de lui à leur enfant ? Il se surprenait à regretter son
combat politique, très engagé certes, mais pas encore assez pour avoir su
changer le cours des choses. Il imaginait la victoire du prolétariat et
des utopies du début de siècle en serait-on là, à patauger dans la boue
dans l’attente d’une mort quasi certaine ? Même lui, le libertaire, avait
su être galvanisé par la défense de la Patrie…
o-O-o
Six heures et dix minutes : une estafette
s’est glissée de l’arrière, porteuse d’un message destiné au lieutenant.
Malgré son obligation morale de paraître flegmatique, il pâlit et ses
jambes vacillent légèrement. Il prend une bonne respiration pour s’assurer
qu’il pourra maîtriser les intonations vacillantes de ses ordres. «
Sous-officiers, caporaux et soldats : attaque dans cinq minutes. Nous
serons couverts par le feu des sections latérales. Chambrez vos fusils
mais ne tirez qu’à bout quasi touchant. Mission principale : favoriser le
travail des porteurs de pinces coupantes. L’arrière compte sur nous pour
ouvrir la voie ». Un silence glacial plane quelques secondes,
interrompu bientôt par quelques jurons, quelques gémissements, des pleurs,
et même des vivats…
Louis pense maintenant à lui, à sa peau.
Elle est loin, sa bien-aimée… S’il veut vivre encore des lendemains qui
chantent, il doit agir en automate. D’abord, il fait froid. Il a froid. Il
relève son col. Il respire profondément. Il a l’œil figé sur l’échelle de
sortie…
Coup de sifflet du lieutenant qui, de son
revolver, pointe les hommes pour faire accélérer le mouvement et surtout
pour abattre la moindre velléité de révolte ou d’arrêt de la progression.
C’est au tour de Louis. Bien que regardant devant lui, il croise un
instant le visage terrorisé de son officier. Il voit à ce regard poupon
dépassé par l’ampleur du carnage à venir qu’il doit craindre autant de lui
que de ceux d’en face. S’il glisse dans un trou d’obus, il risque d’être
abattu par son chef paniqué, qui l’assimilerait à un lâche feignant la
blessure. Le vacarme est assourdissant. Les mitrailleuses amies d’abord,
qui tirent depuis les côtés. Les mitrailleuses ennemies ensuite, qui s’en
donnent à cœur joie sur ces cibles à peine mobiles tant elles sont
ralenties par la boue et les inégalités du terrain labouré par les
pilonnages de la nuit.
Regarder droit devant, ne pas tomber
inutilement et provoquer ainsi une réaction disproportionnée du
lieutenant. Au fait, même s’il est sorti le dernier, est-il toujours
vivant, celui-là, n’a-t-il pas été abattu comme ceux que Louis vient
d’apercevoir choir tout autour de lui ? Il s’en fout. Lui d’abord. Face à
lui, deux rangées de barbelés quasi intacts entravent sa progression. Il a
maintenant l’excuse tactique pour se précipiter au sol. Il sort sa pince
coupante de son ceinturon et s’attaque à ces fils qu’il abhorre mais qui,
en même temps, lui octroient quelques secondes de répit. Lorsqu’on voit et
qu’on entend la mort autour de soi, quelques secondes de survie ont toute
leur importance et procurent même du bonheur.
Louis pourrait prendre plus de temps pour
poser ses gestes et faire ainsi durer sa vie. Mais il a été élevé à
l’école du devoir. Il continue son travail : cisailler, encore cisailler.
Il se fait sourd aux cris de douleur des blessés déchiquetés. Quand il
entraperçoit certaines blessures chez ses compagnons tombés près de lui,
il se dit qu’il vaut mieux être mort que de sortir de son corps des cris
aussi effroyables.
Brutalement, il n’entend plus mugir les
mitrailleuses ennemies. D’un rapide coup d’œil, il remarque que sa section
est à terre : il n’y a plus de cibles mobiles ; il n’y a plus que des
morts, des blessés, ou quelques survivants qui cisaillent… Le lieutenant,
à côté de lui, siffle pour que l’avance reprenne. Ne suscitant aucune
réaction, il siffle encore puis vocifère des insultes à l’égard des lâches
qu’il va abattre …
« Mon lieutenant, ils sont morts, ils
sont blessés, et les vivants coupent. Tenez, prenez la pince du mort à
côté de vous. Si vous vous y mettez aussi, peut-être que ceux de derrière
pourront aller plus loin ». Et de fait, derrière eux se fait entendre
le coup de sifflet de l’officier commandant la seconde vague. Et c’est
reparti : à nouveau les mitrailleuses ennemies crépitent et,
simultanément, Louis et le lieutenant entendent hurler les nouvelles
victimes. A chacun sa mission : ils ont entrouvert le passage, à la
deuxième vague d’essayer de finir le boulot, sinon ce sera pour la
troisième, puis…
Fi de toutes ces considérations. Les deux
rangées de fils sont dégagées. Louis et le lieutenant reprennent leur
progression. La nausée les envahit à la vue et à l’odeur des corps
éviscérés. Déjà l’odeur des cadavres frais est insupportable, que
sera-t-elle dans quelques jours, s’ils ne sont pas inhumés ?…
Un crépitement supplémentaire venu d’en
face, et le lieutenant tombe, foudroyé par un projectile au milieu du
front. Louis sent son estomac se révulser mais, prosaïquement, il conclut
que c’est une belle mort, sans souffrance, si belle mort il peut y avoir.
C’est un peu celle qu’il se souhaite… un peu trop peut-être… La destinée
l’a désigné… cette fois, c’est pour lui ! Il sent un choc à la poitrine.
Une onde à la fois chaude et vibrante l’envahit. A l’instant, il sait que
c’est fini. Il sent encore l’onde atteindre ses pieds et sa tête… puis
c’est le néant.
o-O-o
Quelques jours plus tard, deux gendarmes et
le Maire de son village viendront avertir sa veuve de son décès. Ils lui
remettront cette dernière lettre dans laquelle il concluait : « Si je dois
mourir, sache que c’est en pensant à toi et à notre petit ». Son épouse,
et son fils né six mois plus tard, ne pourraient comprendre qu’en réalité
la vie l’a quitté si vite qu’il n’a pas su penser à eux.
Louis est mort en ne s’imaginant pas que sa
femme l’attendrait jusqu’à la fin de sa propre vie, soixante ans plus tard
; qu’elle prénommerait son fils Louis, en hommage au père ; qu’elle
s’engagerait dès l’armistice dans le combat pacifiste et anti-militariste
au nom du « Plus jamais ça » ; qu’elle arpenterait plusieurs fois l’an la
nécropole nationale où il serait inhumé sous la mention « Mort pour la
France » ; que son nom figurerait sur un monument au centre de son village
; que son fils serait, lui aussi, jeune père de famille lorsqu’il serait
mobilisé vingt-cinq ans plus tard pour mourir dans un nouveau conflit
entre les mêmes belligérants ; que son petit-fils périrait en Algérie...
Lui, le militant des libertés, il n’aurait pu imaginer que sa descendance
se fracasserait aux répétitions de l’histoire.
* L’expression "procession d’Echternach"
est passée dans le langage courant, en référence à la procession dansante
d’Echternach (Luxembourg), connue dans le monde entier pour la très
curieuse progression des fidèles : trois pas en avant, deux pas en arrière
!
Texte de Roger Stas, Flémalle (Belgique),
2005
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Chutes en cascade
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"Trente minutes de retard. Le
froid était terrible. Il remonta son col…".
D’un geste rageur, Vincent écrasa la mine de son crayon à
papier sur le reste de la phrase restée en suspens. Il froissa
la page et la jeta dans la corbeille à papier où elle alla
retrouver une vingtaine de ses congénères dont la seule faute
avait été de rester désespérément blanches. En regardant par
la fenêtre du bureau, Vincent découvrit les premiers flocons
de neige qui godillaient joyeusement dans le vent glacé de ce
matin de février, et…" |
Non ! Décidément, non ! Je n’y
arriverai pas… Ce personnage de Vincent, je ne le sens pas. Et
puis d’abord, où est-ce que je suis allé chercher un prénom pareil
? Vincent ! Comme celui qui mit l’âne dans un pré et s’en vint
dans l’autre… En voilà des façons pour choisir un prénom à son
héros ! D’ailleurs, en parlant d’âne, pourquoi ne pas l’appeler
Martin tant que j’y suis ?! Pourquoi pas ?
Bon, David, mon garçon, tâche de
garder ton calme ; le plus dur c’est de commencer. Ensuite, tu
verras, ce sera comme d’habitude ; elle va s’écrire toute seule,
cette nouvelle, concours ou pas concours. Allez ! Respire un grand
coup. Voilà. Calme, David, calme… Réfléchis… Donc ton Vincent (on
laisse tomber Martin pour ce coup-ci, ok ?), lui aussi, est assis
à son bureau ; et il n’arrive pas à écrire son texte parce qu’il
bute sur la suite de cette maudite phrase. Pourquoi ? Hein,
pourquoi ? Voilà la clé de l’histoire, à mon avis. Il faut que tu
creuses cette piste…
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"…qui godillaient joyeusement dans
le vent glacé de ce mois de février, et… " |
Des flocons de neige qui godillent
! Ouais, c’est pas mal du tout comme image. Je ne sais pas si ça
plaira au jury, mais en tout cas, moi, je trouve ça plutôt bon…
|
"… de ce mois de février, et
soudain, l’image lui sauta clairement à l’esprit : les
flocons, la page désespérément blanche, et ce mot, « col »,
sur lequel il trébuchait. Sa main se mit à trembler et, tout
doucement, le crayon lui glissa des doigts pour tomber,
inanimé, sur une nouvelle étendue, encore vierge de toute
écriture…" |
Voilà ! Voilà ! Ca y est, mon
garçon ! Ca s’emballe, là… Tu la tiens, ton histoire ! Et puis
alors, le coup du crayon qui tombe inanimé ! Ils vont en rester
raides ! T’es un bon, David ! T’es un bon !
|
" … vierge de toute écriture. A
présent, Vincent pleurait ; et les yeux noyés de larmes, il
revoyait le col, ce fameux col de l’Homme Mort qu’il avait
atteint ce jour-là sur le coup des quatre heures de
l’après-midi, alors que le vent soufflait en rafales, criblant
ses vêtements et son visage de centaines de dards glacés et
scintillants. La première chose qu’il avait faite alors, avait
été de trouver un refuge dans le renfoncement d’un rocher pour
s’abriter en attendant l’arrivée de son compagnon.
Vincent sécha ses larmes d’un
revers de main, renifla et se saisit à nouveau du crayon qu’il
tint fermement en haut de la feuille blanche. Il hésita encore
un instant, puis, après un bref soupir, écrivit :
« Jeudi 08 avril. 16
heures.
Trente minutes de retard. Le froid était terrible. Il remonta
son col et consulta une nouvelle fois sa montre altimètre.
Elle n’indiquait rien de bon ; non seulement François était
très en retard, mais en plus le temps menaçait de se gâter
encore plus. Que pouvait-il faire ? Quelle décision devait-il
prendre ? Rester en continuant d’attendre l’arrivée de plus en
plus incertaine de son ami, ou bien descendre à sa rencontre ?
La moindre erreur de choix pouvait entraîner des conséquences
dramatiques…"
Vincent releva le
crayon de la feuille et par un mimétisme mécanique, le regard
de sur ce qu’il venait d’écrire. Au dehors, les flocons
avaient disparu et une trouée de ciel bleu déchirait mollement
l’espace délimité de la fenêtre…" |
Ouais, ouais, ouais ! C’est bon ça
! Mais maintenant, va falloir assurer la suite… Alors,
récapitulons : j’ai mon Vincent qui se met à écrire un récit que
l’on devine autobiographique. Bon; parfait ; l’histoire d’une
balade en montagne qui tourne au cauchemar. Bon, bon, bon… Donc,
Vincent arrive au sommet le premier et là, il attend… Comment
s’appelle-t-il déjà ? Ah ! Oui, François ! Faut pas que je m’y
perde, là, avec les prénoms… Donc, François est en retard. Bon.
Pourquoi est-il en retard, le père François ? Mystère !... Pour
l’instant, on s’en fout ; je verrai ça plus tard…
Non, là où il ne faut pas que tu te
plantes, mon petit David, c’est dans la logique de ton histoire :
Ton François, là, il est censé venir de quel côté ? Il suit, à la
traîne de Vincent, ou il vient à sa rencontre par l’autre versant
du col ?
D’ailleurs, tiens, en parlant du
col, il faudrait que je revoie ça aussi : le Col de l’Homme mort,
ça fait un peu trop mélodramatique ; le jury risque de tiquer…
Quoique… Ca existe, après tout ! Je l’ai vu sur une carte IGN de
Foix ; en plus, si parmi eux il y a des Ariégeois, ça va leur
parler du pays ; et ça, c’est tout bon pour moi ! Allez ! Je
garde.
Bon, alors ! François, il est censé
venir de quel côté ?
|
"… une trouée de ciel bleu
déchirait mollement l’espace de la fenêtre. Vincent sourit
amèrement. La Nature semblait guider la lente progression de
ses souvenirs jusqu’à la surface. C’était exactement la même
trouée de ciel bleu qui avait ébranlé sa décision, ce soir là,
sur le col. Il reprit le cours de son récit :
"… des conséquences
dramatiques. Il ne pouvait pas rester éternellement dans
l’indécision, il le savait. De l’autre côté du col, sur ce
versant nord par lequel François avait tenu à le rejoindre, la
neige était extrêmement gelée et glissante ; à la moindre
chute, son ami avait pu dévaler quelques dizaines de mètres
avant de disparaître… Peut-être, en ce moment même, gisait-il
déjà dans une crevasse, se laissant peu à peu envahir par un
froid sans retour… Il décida de partir à sa rencontre.
Essayant de retrouver un sursaut d’énergie face au froid qui
l’assaillait lui aussi depuis qu’il avait atteint le sommet,
il se délesta prestement de son sac à dos pour être plus léger
dans sa course. Quand il se mit en route, dévalant le versant
opposé, le ciel sembla se déchirer et une frange de bleu perça
dans la grisaille environnante…"
Vincent stoppa la course du
crayon sur la page blanche, pour le porter à sa bouche,
songeant à ce qui s’était passé ensuite ; l’abandon du sac à
dos s’était révélé être une erreur, une terrible erreur… Son
regard se porta soudain sur la tasse de thé dans laquelle il
faisait tourner machinalement une petite cuillère ; sa vie et
celle de François avaient été happées dans le tourbillon du
destin, comme les particules de sucre dans la tasse…" |
Non ! Non ! Non ! Ce n’est pas bon
du tout, ça, l’image du destin comparé au thé dans la tasse. Ils
vont rigoler, les membres du jury. Ils vont dire que mon héros se
noie dans un verre d’eau ; je les entends d’ici ! Allez, hop ! On
raye…
|
"…L’abandon du sac à dos s’était
révélé être une erreur, une terrible erreur… A l’intérieur, il
y avait une couverture de survie qui aurait pu sauver la vie
de François…" |
Non ! Pas déjà. Tu es en train de
tuer le suspense, là ! Après pour trouver une chute surprenante,
ça va être coton ! Tiens, elle est bonne, celle-là ! Une chute à
mon histoire… Mais la chute est dans la chute, mon cher ami !
Vertigineuse la chute, tu vas voir… Bon ; on n’y est pas encore...
Faut ménager le suspense et ne pas écrire de considérations
intempestives ; alors on raye aussi le commentaire sur le sac à
dos qui est une erreur. Allez, reprenons…
|
"… songeant à ce qui s’était passé
ensuite. Avait-il commis une ou plusieurs erreurs ? Ou bien la
fin était-elle inéluctable. Depuis dix ans, Vincent était
habité par le remord et les doutes. Une nouvelle fois, sa main
se mit à trembler et sa vue fut brouillée par les larmes.
Ecrire ce texte était pour lui comme une tentative ultime de
se libérer de ses cauchemars. Il reprit son texte où il
l’avait laissé :
"Il courut comme un fou,
suivant un axe nord-ouest, glissant sur des plaques gelées, se
redressant aussitôt pour aller de l’avant, le souffle court,
les yeux à demi scellés par le givre dont le vent du nord
cousait ses paupières. En partie à cause des bourrasques, en
partie parce qu’il cherchait un indice qui lui indiquerait le
chemin, il avançait tête baissée. Soudain il lui sembla
apercevoir une trace de pas, à un mètre sur sa droite, à
moitié effacée par les bourrasques de neige givrée qui
balayaient le sol en tourbillonnant…" |
Voilà. Le premier indice, la trace
de pas, qui va le conduire au second. C’est bon, mon action
progresse. Un peu trop vite, peut-être ? Au final, mon texte
risque d’être un peu court… Ce n’est pas grave. D’abord l’ossature
du récit ; ensuite, une fois le texte terminé, je reviendrai
dessus pour l’allonger avec tout le tralala : descriptions,
sentiments ; peut-être même un zeste de dialogue… C’est fou, ça !
J’écris mes textes comme je ferais une recette de cuisine ; sans
cesse en train d’ajouter des ingrédients au fil de mon
inspiration. Le tout, c’est qu’il ne faut pas que le soufflet
retombe ; c’est fragile, c’est délicat, une nouvelle…
|
"… Vincent revoyait parfaitement
la marque des crampons sur le sol glacé. Il s’était agenouillé
pour vérifier sa découverte et donner moins de prise au vent.
Et c’était alors qu’il se relevait qu’il avait aperçu le
piolet à quelques mètres sur sa droite, en contrebas de ce qui
devait être le chemin. Il avait senti son estomac se
contracter.
« François ! » Son appel
s’était perdu dans les courants d’air endiablés. Alors il
avait couru, couru jusqu’au piolet. Il venait juste d’arriver
près de l’objet et de s’agenouiller pour le ramasser quand un
épais rideau de brume était tombé sur le théâtre du drame en
train de se jouer. On n'y voyait plus à trois mètres. Un coup
de vent plus fort que les autres lui fit perdre l’équilibre.
Il se retrouva allongé à plat ventre, la tête vers le bas de
la pente sur laquelle il se sentit partir. Il eut juste le
temps de se saisir du piolet. Ensuite, tout alla très vite… " |
Ah ! Ah ! Ah ! Désolé pour toi,
Vincent ; mais là, je suis dans l’obligation d’accélérer la
cadence. Je dois aller chercher ma copine à la gare et je voudrais
bien terminer les grandes lignes de cette histoire avant de sortir
! Alors zou ! Tu glisses, et tu tombes. Après, on verra, ok ? Je
t’inventerai un passé, te donnerai une fiancée, des envies, des
regrets. Idem pour François. Après l’avoir fait mourir, je lui
donnerai un peu de vie. Je parlerai de votre grande amitié, de
votre passion commune pour l’écriture ; et pour cette fille. Je
dirai la déchirure irréversible entre vous, la jalousie sourde, la
haine ; je… Oui, oui, oui ! C’est promis ! Mais pour l’heure, tu
tombes… Je n’ai plus beaucoup de temps devant moi.
|
"Ensuite, tout alla très vite.
Son corps, comme un projectile, pris de la vitesse. Son menton
cogna brutalement le sol à plusieurs reprises, entraînant de
violentes douleurs au niveau de ses cervicales. Il fut
contraint de fermer les yeux, brûlés par la neige, cherchant à
tâtons une aspérité à laquelle se raccrocher pour stopper sa
course folle… En vain…"
Vincent, en revivant la scène,
pressait le crayon dans sa main, comme s’il se fut agi du
piolet. Le petit bout de bois se brisa dans un craquement sec
qui le fit sursauter. A présent, il pouvait apercevoir par
delà la fenêtre, la nuit qui, au dehors, s’était invitée sans
qu’il y prenne garde.
Tout en fouillant dans les
tiroirs de son bureau à la recherche d’un nouveau crayon à
papier, il continua le voyage au cœur de son terrible
souvenir. Il revécut avec la même frayeur le moment où il
sentit son corps basculer dans le vide. Jamais il ne s’était
vu aussi près de mourir. Dans un réflexe inespéré, il avait
réussi à planter la pointe du piolet dans une plaque de glace
plus résistante. Le geste, s’il n’avait fait que ralentir la
course et la chute de son corps, l’avait néanmoins et très
certainement sauvé.
"… Au dernier moment il
réussit à planter le piolet dans une plaque de glace. La
secousse fut d’une violence inattendue. De surprise, il lâcha
le manche ; empli d’épouvante, il se sentit aussitôt happé par
le vide. La chute fut brève. Il rebondit sur une paroi, puis
une autre et acheva sa course en tombant lourdement sur le
côté. Il ressentit une douleur aiguë partir de sa cheville et
remonter jusqu’au crâne où elle explosa dans un feu d’artifice
qui lui fit perdre connaissance…" |
Ouf ! Cà, c’est de l’action. Allez,
on souffle un peu… Le temps d’aller se chercher une petite bière
au frigo. Voyons, quelle heure est-il; là ? Houlà ! Je n’aurai
jamais fini… Elle va arriver à la gare et sera furieuse si je ne
suis pas à l’attendre avec un bouquet de fleurs et la larme à
l’œil. Tant pis pour la bière… On repart dans l’action. Où est-ce
que j’en étais, déjà ? Ha, oui ! Je l’ai fait tomber et il s’est
évanoui. J’y suis allé un peu fort, peut-être ? Je lui mets quoi ?
Une cheville cassée. Après tout, c’est réaliste ; peut-être même
en deçà de la vérité. Il s’en tire bien le bougre, je trouve…
Allez mon petit Vincent ! On reprend ses esprits ! C’est pour la
bonne cause…
|
"…A présent, les yeux noyés de
larmes, Vincent écrivait son récit, d’un trait, revivant les
dernières heures passées près du corps de son ami que la vie
avait quitté. Il s’était retrouvé à son tour prisonnier de
cette crevasse, blessé, sans provisions ni couverture pour
lutter contre le froid qui l’envahissait. Il n’avait plus dès
lors qu’à espérer l’arrivée de secours éventuels :
" … Il faudrait plusieurs
heures avant que la moindre colonne ne puisse rallier le col
de l’Homme Mort. Et combien de temps encore avant que les
sauveteurs ne trouvent son cachot de glace ? Il lui fallait
surtout tromper l’attente, ne pas s’endormir pour lutter
contre le froid. Il regarda son compagnon qui gisait à ses
côtés, à plat ventre sur le sol. Dans la chute, son sac à dos
s’était à moitié ouvert et laissait entrevoir les effets qu’il
contenait. Parmi eux, il aperçut le cahier dont François ne se
séparait jamais et sur lequel il aimait à prendre des notes
qui lui servaient plus tard pour écrire ses romans. Dans une
grimace de douleur, il se pencha sur le corps de son ami et se
saisit du cahier. Il hésita une seconde, se demandant s’il
n’était pas en train de violer l’intimité de son compagnon.
Puis, de ses doigts déjà engourdis, il ouvrit et lut les
premières lignes : « Trente minutes de retard ; le froid était
terrible. Il remonta son col… "
Aujourd’hui encore, Vincent se
demandait quelle était l’idée de son compagnon quand il avait
écrit ces lignes. Et ces trois phrases l’avaient poursuivi
tout au long de ces années, jusqu’à ce qu’il comprenne enfin.
Alors, répondant enfin à la demande muette de François il se
décida à écrire le roman que son ami écrivain lui avait laissé
en guise de dernière volonté." |
Et voilà ! C’est réglé. Mon
histoire tient la route. Je n’ai plus qu’à m’y remettre ce soir à
mon retour, pour les quelques retouches nécessaires et hop, le
tour sera joué. Avec cette nouvelle, j’aurai ma bête de concours…
Voyons, quelle heure est-il ?
Celui qui avait écrit ce texte
se leva d’un bond, comme si le diable était apparu sur le
sous-main de son bureau. Il courut jusque dans l’entrée de son
appartement, saisit au vol sur le portemanteau son imperméable et
son chapeau, sortit en claquant la porte, descendit les escaliers
de l’immeuble quatre à quatre et déboula tout essoufflé dans la
rue. "Jamais, pensa-t-il, je n’arriverai à temps. Le train sera
déjà entré en gare…". Trente minutes de retard. Le froid était
terrible. Il remonta son col et se mit à courir.
Texte de Denis Sigur,
Blagnac (31), 2005 |
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Rendez-vous glacial
Trente minutes de retard ! Le
froid était terrible. Il remonta son col et enfouit son nez
dans la niche bienfaitrice. Chaque respiration provoquait un
halo de buée qui s’évanouissait dans la nuit claire. Pas âme qui
vive à des lieues à la ronde, hormis Pataud, son fidèle
Terre-neuve noir de cinq ans qui ne le quittait pas d’une
semelle. Le mercure était descendu à moins quinze degrés,
température tout à fait habituelle pendant l’hiver, au Québec.
Le village était plongé dans un silence compact qui inspirait
calme et sérénité. Aucune lumière ne filtrait à travers les
fenêtres dépourvues de volets, comme le veut la tradition dans
les pays nordiques. Tout le monde dormait. Au loin, l’aboiement
d’un chien se fit entendre, étouffé par l’épais manteau
d’hermine que la nature avait revêtu. Il avait neigé presque
toute la journée, tout comme la veille d’ailleurs. Après deux
semaines de chutes de neige quasi quotidiennes, l’épaisseur
avoisinait les quarante centimètres. Parfois, avec l’aide d’un
soleil soudainement ragaillardi, les fenêtres et le toit du
chalet, exposés au sud, tentaient de se débarrasser du lourd et
envahissant fardeau qui les encombrait, et revêtaient une
guirlande de fines stalactites, seuls témoins d’une fonte
fugace. Le vent s’était levé tard dans la soirée, et avait
entraîné les nuages de l’autre côté du mont du Diable. Aux
nuages bas chargés de flocons, avait succédé un ciel étoilé dans
lequel trônait une lune ronde et resplendissante, dont la clarté
blanche était accrue par la neige.
Devant le portillon du jardin, un
bonnet enfoncé jusqu’aux arcades sourcilières, une écharpe
entourant son visage et les mains enfouies profondément dans les
poches, Mathieu réfléchissait. Il ne comprenait pas la raison de
ce retard. Dans sa tête, il retournait sans cesse la teneur de
sa lettre. Il récapitulait l’énumération des objets que son
correspondant devait apporter, en distinguant les indispensables
des optionnels, ainsi que l’heure du rendez-vous qu’il lui avait
fixé. Il est vrai qu’une heure du matin pouvait paraître quelque
peu saugrenu, mais Mathieu avait tenu compte du trajet que son
contact devait faire, et du caractère particulièrement secret
que cette entrevue devait revêtir. En tout cas, il n’était pas
trop tard, car aucune trace de passage n’était visible dans la
neige fraîche. De toute façon, il savait que ce n’était pas les
conditions météorologiques qui pouvaient le faire reculer et ne
pas venir au rendez-vous.
Mathieu ne savait plus trop bien
s’il devait rester là, à l’attendre, quitte à finir congelé, ou
bien rentrer, et se mettre bien au chaud tout au fond de son
lit. Il décida de patienter encore, l’importance de l’événement
primait sur son confort matériel. D’ailleurs, il aurait tout le
temps de se réchauffer plus tard.
Afin de tromper l’attente, il fit
quelques pas. Mathieu aimait le crissement de ses chaussures
dans la neige poudreuse. Il pesait de tout son poids pour que
les semelles laissent des traces bien nettes de son passage. La
petite brise qui soufflait était glaciale. Malgré qu’il se soit
bien couvert, comme on l’apprend aux québécois dès le plus jeune
âge, cet air lui décochait ses aiguilles qui lui picoraient le
visage, et lui transperçaient le corps. En fait, il avait enfilé
la bagatelle de quatre tee-shirts, un pull-over, et un blouson.
Car la meilleure recette pour combattre le froid n’est pas
fonction de l’épaisseur des vêtements, mais bien du nombre de
couches que l’on endosse.
Mathieu décida de se mettre à
l’abri et se dirigea vers un majestueux cèdre rouge centenaire,
qui lui procurerait un bouclier efficace, sans l’empêcher
d’observer le point de rendez-vous. Il se plaqua contre le
tronc, dans un petit renflement qui épousait la forme de son
corps, tandis que Pataud s’asseyait à ses pieds. Machinalement,
Mathieu sortit sa main droite de sa poche pour caresser
l’épaisse fourrure chaude du Terre-neuve. Celui-ci,
reconnaissant, lui lécha avidement les doigts. La chaleur de la
langue de l’animal, tranchant avec la température, lui réchauffa
instantanément la main, et lui procura une douceur agréable.
Mais le plaisir fut de courte durée. Sur sa peau humide, le
froid cingla à nouveau et il rentra précipitamment la main dans
sa poche.
L’odeur des aiguilles du conifère
donnait à l’air une senteur délicate qui parvenait aux narines
givrées de Mathieu. Les branches de l’arbre ployaient sous le
poids de la neige, et, de temps en temps, à la faveur d’un coup
de vent un peu plus fort, quelques paquets se dégageaient de
l’emprise des ramures et tombaient sur le sol en produisant un
bruit mat.
Mathieu commençait à ressentir
une fatigue lancinante accentuée par le froid persistant. Bien
qu’il ne fût pas frileux, comme la plupart des gens qui vivent
dans des contrées rudes, il ne sentait plus ses pieds, son nez,
ses oreilles. Depuis combien de temps attendait-il maintenant ?
Une heure peut-être ? Au fur et à mesure que son être
s’engourdissait, il avait perdu la notion du temps. Il leva les
yeux vers le ciel. Une grande partie de la voûte céleste avait
enfilé à nouveau son costume de nuages, et seul l’ouest restait
encore un peu dégagé. La lune avait progressé dans sa ronde, et
se trouvait maintenant au-dessus du mont du Diable.
Tout à coup, sans bruit, la neige
recommença à tomber. De gros flocons emportés par le vent
venaient épaissir le matelas déjà formé. Mathieu commençait à
perdre patience, pourtant il ne voulait en aucun cas rater son
rendez-vous. Peut-être avait-il été retardé, car l’homme était
très affairé et abondamment sollicité. Il décida de rester
encore un peu. Mais il fallait qu’il se mette à l’abri s’il ne
voulait pas finir en bonhomme de neige, car de plus en plus de
paquets de neige se détachaient des branches. Sur sa gauche, un
abri de jardin en bois teinté, avec un bûcher attenant, lui
proposait l’hospitalité. Mathieu sortit de dessous l’arbre
protecteur et s’avança courbé en avant vers le petit chalet.
Pataud enfila le pas de son maître, tout joyeux de bouger enfin.
La porte n’était pas verrouillée, seul un loquet la maintenait
close. Mathieu le souleva, l’acier de la clenche lui glaça un
peu plus la main. Il s’engouffra dans l’embrasure de la porte et
vérifia en se retournant que, de son nouvel observatoire, il
apercevait toujours le point de rendez-vous. Bien que le froid
régnât à l’intérieur de la petite pièce, celui-ci était
largement atténué par l’épaisseur des planches de la
construction. De plus, il était désormais à l’abri du vent d’Est
qui châtiait les téméraires qui s’aventuraient dehors, et eut le
sentiment d’une illusoire chaleur. Avisant un fauteuil de
jardin, il le plaça devant la porte qu’il avait soigneusement
entrebâillée de manière à se protéger au maximum du froid, sans
perdre de vue le portillon. Il s’installa dans le fauteuil en se
pelotonnant sous une blouse de jardinage, qu’il venait de
dénicher en guise de couverture. Pataud, quant à lui, se coucha
en rond, aux pieds du fauteuil et, pensant sans doute qu’ils
allaient passer la nuit là, ne tarda pas à s’endormir.
Recroquevillé sous sa couverture
de fortune, Mathieu ruminait sur la teneur de sa lettre. Certes,
il s’y était pris assez tard, en fait une semaine avant le
rendez-vous, mais cela devait être suffisant, d’autant plus
qu’il l’avait déposée à la grande poste de Sainte Agathe. Même
si la distribution du courrier n’était pas des plus rapides au
Québec, son destinataire devait tout de même l’avoir reçue. Si
celui-ci avait eu besoin de chambouler son emploi du temps, il
l’aurait très certainement averti. Quoique ! Il ne pouvait pas
lui envoyer un courrier dans la mesure où Mathieu n’aurait pu le
recevoir à temps. Il aurait bien aimé le joindre par téléphone
pour s’assurer qu’il allait venir, mais il n’avait pas ses
coordonnées. A l’ère du portable, c’était tout de même un
comble, qu’une personne comme lui, grand voyageur de surcroît,
ne soit pas joignable. En fait, il devait être très certainement
attaché aux traditions et, pour éviter d’être dérangé pour un
rien, il avait fait le choix de s’en passer.
Les paupières de Mathieu étaient
de plus en plus lourdes. Cette attente interminable commençait à
avoir raison de son opiniâtreté. Soudain, sa tête partit en
avant, ce qui le réveilla immédiatement. Son cœur battit la
chamade quelques instants, puis se calma. Dans la relative
douceur de l’abri, il perdait petit à petit le fil de ses idées,
la fatigue aidant, il avait de plus en plus de mal à lutter
contre le sommeil. Enfin, au détour d’un battement de paupières
plus lourd que les autres, Morphée fut la plus forte, et
l’emporta au royaume des songes.
Soudain, il fut réveillé en
sursaut par son chien qui venait de se lever. Enfin il était là
! De dehors aucun bruit ne parvenait à ses oreilles. Pourtant
l’animal était aux aguets, reniflant l’air alentours. Etait-ce
son rendez-vous qui venait d’arriver, ou bien une voiture
était-elle passée au ralenti sur la route enneigée ? Bien qu’il
n’ait rien entendu, quelqu’un ou quelque chose avait dû
réveiller son chien. Malgré la couche de tissu supplémentaire
dans laquelle il s’était enroulé, ses membres étaient paralysés
par le froid et l’inactivité. Mathieu reprenait petit à petit
ses esprits. Combien de temps avait-il dormi ? Il n’en avait pas
la moindre idée. Il regarda vers la clôture du jardin. Personne.
Il décida de sortir pour s’assurer qu’il ne se trompait pas.
Rejetant la blouse d’un geste rageur, il poussa la porte et
sortit de l’abri. Pataud lui emboîta le pas.
Les abords de la propriété
étaient déserts. Son cœur cognait à tout rompre. Non, ce n’était
pas possible, il ne pouvait pas l’avoir raté ! Mathieu se
dirigea vers le portillon à grandes enjambées. Son esprit
préoccupé l’empêchait d’apprécier le bruit de ses foulées dans
la neige. La lune était basse sur l’horizon, mais continuait à
inonder d’une lueur blanchâtre toute la contrée. Arrivé à la
limite de la propriété, Mathieu se rendit compte que personne ne
s’était aventuré jusque là. Il poussa un soupir de désespoir, et
ressentit un grand découragement. Le vent n’avait pas fléchi et
lui cinglait le visage où des larmes perlèrent au bord des yeux.
Etait-ce le vent froid ou la déception qui causait ainsi ce
larmoiement ? Maintenant, Mathieu était trop las et trop
frigorifié pour résister plus longtemps. Grelottant de tous ses
membres, il décida de mettre un terme à son attente et se
dirigea vers l’arrière de la maison, son chien le suivant comme
son ombre.
Arrivé à la porte, il se retourna
une dernière fois vers le portillon. Pataud, comprenant qu’il
allait finir la nuit seul dans sa niche, s’assit près de son
maître et leva la tête vers lui avec des yeux empreints de
mélancolie. Après quelques caresses à son fidèle compagnon,
accompagnées de mots doux, Mathieu entra dans le chalet. Une
fois à l’intérieur, il referma délicatement la porte de la
cuisine. La chaleur de la pièce lui inonda le visage. Il enleva
ses chaussures chargées de neige puis, lentement, se dirigea à
tâtons dans le noir, avec le plus grand silence, afin de ne
réveiller personne. La maison était plongée dans le sommeil. Peu
à peu son corps absorbait la transition de température. Ses
joues commencèrent à s’enflammer et lui provoquèrent un
bien-être immédiat.
Une petite lueur clignotante
s’échappait du salon. Avant de se coucher, Mathieu voulait faire
une dernière vérification. Il entra dans la pièce où une
guirlande de Noël dispensait par intermittence un doux
scintillement coloré. S’approchant du sapin, il distingua dans
la pénombre ses souliers entourés de cadeaux. Ainsi, il était
passé pendant qu’il dormait ! Mécaniquement, il jeta un œil à la
pendule du magnétoscope. Celle-ci indiquait quatre heures moins
le quart. Combien de temps avait-il dormi dans l’abri de jardin
? Du haut de ses sept ans, Mathieu pensa que le père Noël ne
pouvait deviner où il s’était abrité, et avait passé son chemin,
après avoir déposé les cadeaux. Son esprit hésitait entre la
joie qu’il ne l’ait pas oublié lors de sa distribution et la
colère de l’avoir raté.
Comment avait-il fait pour le
manquer ? Aucune trace de son passage à l’extérieur, et
pourtant, la livraison avait bien eu lieu. Son attelage
pouvait-il rester immobile au-dessus des toits ? Mathieu était
furieux, pensant avoir bien préparé son coup. Il avait attendu
patiemment que ses parents partent se coucher, et que plus aucun
bruit ne subsiste dans la maison. Méthodiquement, il s’était
rhabillé pour affronter le froid qui régnait dehors. Tout
doucement il était sorti de sa chambre, et s’était dirigé à
tâtons, dans le noir, pour atteindre le placard à chaussures de
l’entrée. Puis, en se déplaçant à pas feutrés, il était sorti
par la cuisine, où Pataud n’avait pas tardé à le rejoindre, trop
heureux d’une telle aubaine. Tous ces préparatifs pour rien ! La
déception qu’il éprouvait fit perler à nouveau ses yeux.
Sonné par sa mésaventure, il se
dirigea vers sa chambre, avec une démarche de somnambule, en se
jurant que l’année prochaine, il tiendrait le coup. Mais, ce que
Mathieu ignorait à cet instant là, c’est qu’en douze mois, on
apprend parfois beaucoup de choses sur les secrets des grands,
et qu’en décembre de l’année suivante, il n’aurait plus besoin
d’attendre ainsi ; le mystère serait levé.
Texte de Dominique Griffon,
Le Cellier (44), 29 février 2005
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Le Sud, trop vaste et
inutile
Trente minutes de retard ! Le
froid était terrible. Il releva son col et tourna le dos à
la Sorbonne : ce n’était plus la peine, le cours était commencé
depuis longtemps, on ne le laisserait pas entrer. Il allait, au
hasard, comme s’il suivait la buée bleue de son souffle. Il
marchait vers l’Est. Et c’est comme ça qu’il rencontra le Sud.
Le Sud, et Nora, et toute son histoire.
Ce fut à l’extrémité du boulevard
Saint-Germain, presque dans l’ombre de l’Institut du Monde
Arabe, qu’il découvrit ce café "El Sur"1. De
l’extérieur, il regarda la décoration, les photos de tango, les
bouteilles de vin et les boîtes de maté sur les rayonnages. Rien
ne semblait à sa place, la logique de rangement lui échappait ;
c’était un café argentin, qui semblait avoir été installé là
pour lui. Gilles peinait depuis quelques mois sur son mémoire de
maîtrise : "Le thème du Sud dans l’œuvre de J.L. Borges".
Le Sud et Borges, Gilles en avait
vite fait le tour. El Sur, c’était le titre de l’une de ses
nouvelles, cela faisait un point de départ. "Sur", c’était aussi
le titre de la revue dont Borges était l’un des principaux
animateurs, et alors ? Et puis, ce Sud, Borges l’évoquait dans
quelques nouvelles, quelques poèmes. Avec tout cela, il fallait
accoucher d’un mémoire.
Il entra. Le café était vide. Au
fond, dans l’arrière-salle qui servait aussi d’épicerie, une
serveuse vêtue d’un tee-shirt noir moulant, à manches longues,
lui lança une œillade amicale et continua à parler avec un homme
jeune qui semblait être le patron. Tous deux parlaient
l’espagnol avec l’accent doux et chuintant de Buenos-Aires. Ils
n’ignoraient pas Gilles, mais leur conversation semblait plus
importante. Gilles ne savait pas encore que toute conversation
entre deux Argentins est une étrange séquence aux limites de la
physique, qui gèle le monde extérieur et le temps futile.
L’observateur devient alors à peine plus présent que ces toiles
peintes qui, dans les petits théâtres de province, servent de
décor incertain aux pièces de Labiche comme de Racine :
l’important, ce sont les acteurs.
Enfin, elle s’approcha Gilles.
Elle était petite, à peine brune, et deux yeux noirs affilés
semblaient cliver son visage doré. Pas laide. Il lui demanda si
le nom du café avait été inspiré par la nouvelle de Borges, ou
par sa revue.
- Je ne sais pas, je vais demander à Mario.
Elle repartit d’un pas sinuant,
sans prendre la commande. Ils recommencèrent à discuter. Puis
Mario, en riant, entonna un tango :
San Juan y Boedo antigua y
todo el cielo,
Pompeya y, mas alla,
la inundacion 2
Elle continua le même tango, avec des mimiques de
tragédienne, croisant ses mains, ses bras, comme si elle allait
pleurer :
Sur... paredon y despues...
Sur... una luz de almacen...
Puis ils reprirent la discussion,
en gloussant. Elle finit par se souvenir que Gilles existait, et
revint :
- Je suis désolée, on parlait, je croyais que Sur, c’était à
cause du tango, vous savez – et elle le chantonna à nouveau «
Sur... paredon y despues... » – là, je le chantais, comme la
Rinaldi. Mais non, finalement, le café, ils l’ont appelé comme
ça à cause du poème de Benedetti, vous devez connaître, El
Sur también existe…
Il avoua qu’il n’avait jamais
entendu parler de ce tango ni de la Rinaldi, ni de Benedetti.
Elle trouva cela très drôle. Il lui dit qu’il préparait un
mémoire sur Borges et le Sud. Elle trouva cela encore plus
drôle. Gilles commanda un verre de vin blanc de Mendoza qu’elle
apporta en chantant Sur…una luz de almacen… Tout lui
semblait prétexte à légèreté ; Gilles se sentait européen et
lourd. Mario avait mis de la musique : Sur… Ya nunca me veras
como me verias, recostado en la vidriera…
- C’est moi qui le lui ai
demandé, soupira-t-elle. Vous aimez ?
Il craignit qu’elle n’esquisse quelques pas de tango. Mais elle
n’aimait pas plus que lui les situations convenues. Elle oscilla
simplement sur le rythme du bandonéon, chantonnant : Sou- ou-
our…comme pour influencer son jugement. Mario l’avait
appelée, on la réclamait au téléphone « Nora ! ». Et Nora,
puisque c’était Nora, repartit sans écouter sa réponse. Oui,
Gilles l’aimait bien, ce tango. Quant à Nora, il ne savait pas,
mais il était sûr qu’il la reverrait. Ce n’était peut-être qu’un
vague besoin de revanche, une frustration d’intellectuel : il
lui manquait tous ces Sud qui semblaient évidents à l’âme
argentine.
Il revint la semaine suivante. Au
bar, il n’y avait que Mario.
- Et Nora, elle n’est pas là ?
- Non, elle ne travaille que les mardis, mercredis et jeudis. »
Mario regarda partir son client avec sympathie, avec tristesse
surtout. Comme on observe un ami malade. Gilles revint le mardi,
vers quinze heures. Il n’y avait que trois clients. A son
entrée, Nora, vêtue du même tee-shirt noir, l’accueillit d’un
"Tiens, voilà l’homme du Sud". L’appellation lui plut, elle
faisait de lui un personnage. On ne l’avait jamais appelé
autrement que Gilles.
Mario alluma la sono. Il reconnut
le tango, c’était le même, Sur, mais dans une version
orchestrale. Quand Nora vint lui apporter un verre de vin blanc,
les trois clients s’en étaient allés. Elle s’assit face à lui.
Il n’y avait plus de moquerie quand elle demanda :
- Alors, l’étudiant, c’est quoi ce mémoire ?
Gilles lui décrivit tout le plan
de son travail. Elle secouait la tête de temps à autre, comme si
la recherche de Gilles eût été dérisoire :
- C’est idiot tout ce que tu lui fais dire sur le Sud, à ce
pauvre Borges. Si c’était vrai, le Nord devrait être le
contraire. Tu prétends que le Sud est brutal, silencieux, tu
crois que le Nord est doux ? Ou bruyant ?
La remarque laissa Gilles
interdit :
- Tu es étudiante en lettres, pour me dire ça ?
- Moi, des études de lettres !
Sans se lever, elle appela Mario en riant :
- Et toi, Mario, tu crois que j’ai fait des études de lettres ?
Puis elle lui expliqua qu’elle
avait toujours été serveuse. Son seul autre talent, c’était le
dessin. Mais si Gilles voulait bien lui expliquer, chaque
semaine, ce qu’il écrivait sur Borges, Nora ne demandait pas
mieux. Ce serait la première fois qu’elle ferait des vraies
études.
Et Gilles revint chaque mardi aux
heures creuses – ah, voilà l’homme du Sud ! – elle
écoutait, attentive. Elle avait une intelligence robuste, et se
contentait de grands éclats de rire quand elle ne comprenait
pas. Gilles entrait dans son rôle, expliquait, lui faisait lire
quelques textes. Il se sentait vaguement amoureux. De qui, de
quoi ? Peut-être de ce rapport dominateur et fragile qu’il avait
créé. Un mois plus tard, elle y mit fin :
- Tout ça, c’est idiot. Tu n’en sais rien, si c’est comme ça que
Borges voit le Sud. Il n’y est jamais allé, il a juste écrit
quelques phrases dessus. Peut-être qu’il voyait dans le Sud
d’autres évidences tellement énormes pour lui, pour un Argentin,
que ce n’était pas la peine d’en parler. Tu comprends ?
Gilles ne comprenait pas. Tandis
qu’elle continuait, il se sentait soudain son élève :
- Si tu racontes à un ami français que tu es allé le matin sur
les Champs-Élysées, est-ce que tu lui diras qu’ils sont en
pente, que les trottoirs sont larges ? Non, même si c’est
d’abord à ça que tu penses. Mais tu diras simplement à ton ami
qu’il pleuvait sur les Champs, parce que ce matin-là, c’était le
détail qui comptait. Le Sud de Borges, ça doit être pareil.
Tâche d’abord de comprendre ce qu’est le Sud pour un Argentin.
Après, tes détails de Borges auront un sens, leur vrai sens de
détail.
- Mais tu le connais, toi, le Sud ?
- Oui je le connais, pour autant qu’on puisse le connaître. Je
l’ai traversé pendant un an, en autocar. Je me suis arrêtée dans
les grandes villes.
- Lesquelles ?
- Oh – elle hésita, comme intimidée par l’immensité du propos –
presque toutes, le temps de gagner un peu d’argent en faisant
des portraits d’enfants, dans les beaux quartiers. Parfois des
portraits de chevaux, à la campagne. Puis je repartais. Je suis
descendue comme ça de Buenos-Aires à Ushuaia. Et puis je suis
remontée. Alors oui, je connais le Sud. Et je peux te dire que
ce que tu racontes, ce n’est le Sud pour personne, même pas pour
Borges.
Brusquement, elle était repartie.
Et Gilles comprit qu’elle avait raison.
Les semaines passaient, Gilles
lisait ce qu’il trouvait sur le Sud. Les auteurs argentins,
chiliens, et même les français, Caillois et Raspail. Son tuteur
de maîtrise s’inquiétait, ce n’était pas le sujet, mais Gilles
ne s’en souciait guère. Il était épris de ce Sud mystérieux. Et
un peu de Nora, car elle était pour lui fille du Sud. Il venait
chaque mardi, et lui en parlait. Elle écoutait, pensive. Il n’y
avait presque plus d’éclats de rire. Quand les clients se
faisaient plus nombreux, en fin d’après-midi, il s’en allait.
Et parfois, le soir, ils se
retrouvaient, après la fermeture. Elle venait dormir chez lui,
elle ne se déshabillait que dans le noir. Et elle partait au
milieu de la nuit. Elle avait des mystères de chat.
Ce qui devait arriver arriva.
Gilles n’aima plus son avenir. Il ne se voyait plus professeur
d’espagnol dans un lycée de province, il n’imaginait plus se
rabougrir dans une petite maison qu’il aurait achetée avec
l’héritage de sa grand-mère. Il lui fallait la démesure du Sud.
- Et si on y partait ? On pourrait ouvrir un restaurant
français, à Ushuaia, ou en Patagonie.
Elle avait à peine ri, puis était redevenue très sérieuse.
- Tu sais, le Sud, c’est une terre que l’on traverse, rarement
une terre où on s’installe. Tu as de l’argent ?
- Peut-être assez.
Elle le regarda longuement, comme si ce n’était pas lui qu’elle
fixait.
- Si tu veux, je peux faire un repérage là-bas, aller voir ce
qu’on trouve à Perito Moreno, à Puerto Santa Cruz, ou Calafate.
Ou plus bas, à Rio Gallegos, Ushuaia.
Et tandis qu’elle égrenait ces
noms, Gilles comprit que chacun d’eux avait maintenant pour lui
un sens précis, chacun entraînait une cascade d’images. Il n’y
avait peut-être pas de Sud pour Borges, mais il y en avait un
pour Gilles. Il lui remit deux mille euros pour payer son
voyage. C’était beaucoup, mais tout était cher dans le Sud. Elle
tint à lui signer un reçu.
C’était juste avant les vacances
de Pâques. Quand il revint, Nora n’était pas rentrée.
- Elle ne reviendra plus, dit simplement Mario. Plus jamais.
Il raconta qu’on l’avait trouvée morte, dans son squat de
Puteaux. Morte d’une overdose.
- Tu n’avais pas remarqué qu’elle se piquait ? Vous étiez amants
et tu n’avais jamais vu les traces sur ses bras ? D’habitude,
elle faisait ça modérément, si on peut dire, un peu chaque
week-end. Et puis, elle s’est procuré je ne sais comment un gros
paquet de tune, et il n’y a plus eu de modérément. Elle a fait
le grand voyage.
Et puisqu’on parlait de voyages,
Gilles évoqua leur histoire de Sud. Mario hocha la tête : oui,
il était au courant, mais tout ça était idiot, Nora n’était
jamais allée au Sud. La seule fois où elle avait quitté
Buenos-Aires, ç’avait été pour émigrer en France avec ses
parents quand elle avait treize ans.
Mario ne savait pas que Gilles
lui avait proposé ce voyage au Sud, cette vie là-bas, et il
soupira « Maintenant, je comprends ».
Gilles, lui, ne comprenait pas.
Alors Mario continua d’une voix lasse, comme s’il se fût agi
d’une évidence : Gilles était chez lui en France. Nora, elle,
s’y sentait toujours étrangère. Elle était même devenue
étrangère à l’Argentine. Elle était étrangère partout, sauf dans
ses trips. Et voilà que Gilles était arrivé, et lui avait offert
un pays imaginaire, son Sud, un pays de littérature et de cartes
postales. Elle s’y sentait bien. Mais quand Gilles lui avait
proposé d’aller là-bas, elle avait eu peur de voir le rêve
s’effondrer, de se découvrir étrangère une fois de plus. Elle
avait préféré l’autre voyage.
Tout en parlant, Mario avait
remis à Gilles un CD, une compilation de quelques versions de
Sur que Nora avait préparée. Mario ne voulait plus l’entendre.
- Prends-le : depuis que tu venais, elle le passait souvent, ça
me ferait trop de souvenirs. Et puis, si tu veux bien, ne
reviens plus ici. Tu comprends…
Ce fut ainsi que Gilles repartit
avec tout le Sud de Nora. Presque avec Nora.
o-O-o
Gilles a passé sa maîtrise, avec
une toute petite moyenne. Le jury de soutenance lui a reproché
la première partie, ce panorama du Sud. Trop vaste, inutile. Ils
avaient raison, c’était exactement ça, le Sud était désormais
trop vaste et inutile.
C’est un mardi. Gilles ne fait
rien, il écoute l’éternel tango qui n’en finit pas de pleurer :
« Sur…
Nostalgia de las cosas
que han pasado,
Arena que la vida se llevo,
Pesadumbre del barrio
que ha cambiado
Y amargura del sueño que murio.»3
Il est depuis quelques mois
professeur d’espagnol à Dreux. Il ne va pas continuer. Il ne
sait pas s’il va partir pour Ushuaia, ou en finir avec la vie.
Peut-être les deux, en se jetant dans l’eau glacée, du haut du
ponton, à la sortie d’Ushuaia. Là où la route transcontinentale
s’achève, face au canal de Beagle, dans le repli du Cap Horn. Là
où meurt le Sud, là où Gilles veut le rejoindre.
Alors, en un bref instant
d’éternité, il sera l’homme du Sud.
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