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"Sa montre affichait 9 h 15. Avec ces embouteillages sur la
rocade, il allait être en retard..."
Mes pensées ne sont pas
vos pensées
Sa montre affichait 9h 15. Avec ces
embouteillages sur la rocade, il allait être en retard. Et il le
fut : quand il arriva aux portes de l'hôpital psychiatrique, ses
collègues députés l'attendaient. Il se sentit obligé de s'excuser.
Décidément, cette mission d'enquête parlementaire commençait mal.
Rien ne plaisait au député Machefert
dans cette mission. Rien. Et surtout pas l'intitulé "Droits du
patient usager en milieu psychiatrique ". Du jargon idéologique.
Mais voilà, le jeune député Machefert avait été proposé par son
parti, et il avait accepté.
Ses trois collègues de mission
affichèrent une mine de circonstance, grave, douloureuse, dès qu'ils
furent accueillis par le médecin-chef. Machefert, lui, se contenta de
suivre. Il préparait déjà les quelques mots qu'il improviserait
devant la presse, en fin de visite. "Ce que j'ai vu n'est pas
racontable. Parce que ces hommes, ces femmes, ont subi une fracture qui
rend leur comportement différent du nôtre, pouvons-nous oublier que ce
sont des hommes, des femmes, avec leur dignité, leur sensibilité…".
Parfait. Il dirait cela avec un petit vibrato dans la voix, qui
passerait très bien à la télévision. C'était sa spécialité, les
interviews très courtes à la télévision.
Pour ne pas les confronter d'un coup au
spectacle-choc des aliénés les plus atteints, on avait proposé au
groupe de députés une visite qui commencerait par le pavillon B. Celui
des malades les plus montrables, avait commenté un infirmier qui
s'était fait aussitôt fusiller du regard par le médecin-chef.
Il n'était que dix heures du matin : la
grande salle de télévision était déjà envahie par les malades qui
se disputaient sur le choix de la chaîne. L'infirmier proposa son
arbitrage. Mais où était le magazine de télévision ? C'était Johnny
qui l'avait pris : la plupart des pages étaient déchirées en une
multitude de pièces, dont il essayait de faire un grand puzzle, à
même le sol. Dans un coin, deux jeunes harcelaient une femme plus
âgée, édentée, vêtue de noir. "Allez, Rosa, raconte-nous,
quand tu étais actrice de cinéma. Qu'est-ce que tu lui disais à Brad
Pitt, dans les scènes d'amour ?" "Brandade de morue"
répétait-elle, en articulant difficilement, tandis qu'ils éclataient
de rire.
Les trois autres députés
s'intéressaient au grand tableau des animations de la semaine et des
promenades proposées. Un tableau tout neuf, qui avait dû être
installé là spécialement pour leur venue, personne n'était dupe.
Mais il fallait faire comme si.
Machefert balaya la pièce du regard.
Combien de temps pourrais-je tenir ici, si j'étais interné par erreur
? pensa-t-il. Son œil se fixa soudain sur un interné, calme, qui, dans
un coin, jouait seul au scrabble. Seul, pas exactement. Il avait
disposé les réglettes pour trois joueurs, et passait de l'une à
l'autre. Il jouait contre lui-même, contre deux lui-mêmes. Machefert
le regarda plus attentivement.
- Giffard ? Vous êtes Paul-Henri Giffard ?
Le joueur leva la tête, le fixa calmement, et répondit :
- Pas Paul-Henri, Pierre-Henri. Tu faisais déjà l'erreur à l'époque,
rappelle-toi. Eh bien, ça va ?
Et Giffard le dévisagea, sereinement. Sans paraître gêné. Comme si
la situation eût été banale.
Le député Machefert resta silencieux.
Comment Giffard pouvait-il avoir atterri ici ? Giffard, le grand, le
paisible Giffard qui avait été l'étudiant le plus populaire de toute
l'Ecole Supérieure de Commerce de Toulouse. Giffard qui semblait y
régner, et que chacun venait saluer quand il arrivait dans le grand
hall d'entrée. Giffard le tranquille, qui parlait si peu, mais toujours
pour dire le mot juste. Giffard l'indispensable, sans lequel on ne
pouvait envisager aucune sortie, aucune activité, tant il semblait les
illuminer de sa silencieuse présence. Giffard qui apparaissait, serein,
le matin de chaque examen, et qui en sortait à midi, radieux. Giffard
qui, d'un sourire, d'une phrase, semblait venir à bout de toute
difficulté. Giffard qui, sans même la draguer, avait séduit Pauline,
la bruyante petite brune dont étaient amoureux tant d'étudiants de fin
de deuxième cycle, à commencer par Machefert. Oui, surtout lui,
Machefert.
Que convenait-il de dire dans une telle
situation ? Ce fut Giffard qui relança la conversation par la plus
inattendue des questions :
- Alors, Machefert, qu'est-ce que tu fais là ?
- Je suis en mission d'enquête. Tu le sais peut-être, je suis député
maintenant. Et toi, tu es…
Machefert n'osa pas terminer sa phrase. Interné, malade, hospitalisé…
aucun mot ne semblait associable à Giffard. Ce fut ce dernier qui
termina.
- Moi, je suis là. Depuis quelque temps. C'est un peu difficile à
raconter.
- Tu veux qu'on se parle ? Attends, je reviens.
Machefert alla rejoindre le groupe, devant le tableau des activités. Il
s'adressa au médecin-chef :
- Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que j'interviewe de façon
approfondie un de vos pensionnaires, en tête-à-tête ? Cela pourrait
être intéressant pour notre rapport. J'en ai parlé à un de vos
pensionnaires, celui qui joue au scrabble. Il est d'accord.
- Ah, vous voulez converser avec Monsieur Giffard ! Vous risquez d'être
un peu déçu, mais si le cœur vous en dit. Prenez le petit salon de
lecture, vous serez plus au calme. Et laissez la porte ouverte, pour des
raisons de sécurité. S'il venait à s'énerver, vous appelez
l'infirmier.
S'énerver. Comme si Giffard pouvait
s'énerver ! Le médecin-chef ne semblait guère connaître ses malades.
Giffard ramassa méthodiquement son jeu de scrabble, puis conduisit
Machefert dans le petit salon de lecture. Il se carra dans un fauteuil,
comme s'il s'apprêtait à déguster un armagnac en fin de
soirée.
- Ça fait rudement plaisir de te revoir, Machefert. Depuis le temps !
Quinze ans déjà !
Giffard paraissait normal, tellement normal que la situation en était
anormale. Machefert ne savait plus comment lancer la conversation.
- La dernière fois que nous nous sommes vus, c'était le jour de ton
mariage avec Pauline. Puis j'ai suivi de loin ton parcours. J'ai appris
par la presse que tu avais été nommé à la Direction Administrative
et Financière du Groupe Monts et Vallées…
- Oui, c'était il y a trois ans. C'est là que mes ennuis ont
commencé.
Il y avait donc eu des ennuis. Machefert
se sentit en quelque sorte rassuré.
- Je me suis accroché avec la Direction Générale sur un problème de
présentation des comptes. Ils me demandaient un bricolage à l'extrême
limite de la légalité. J'ai refusé. Pour une question d'éthique,
mais aussi pour une question de réputation professionnelle, si cela
venait à se savoir.
On reconnaît bien là l'irréprochable Giffard.
- Et alors ?
- Nous avons négocié une sortie honorable pour eux comme pour moi. Le
jour de mon départ, j'ai organisé un pot d'adieu pour toute mon
équipe. On a fait ça dans une pizzeria en face des bureaux. Le pot
classique, pizzas, chianti, tu vois le genre. On parle, on chahute, on
boit beaucoup sans s'en rendre compte. Quand je suis parti vers
vingt-deux heures, j'étais à moitié ivre, ce qui ne m'arrive jamais.
Machefert essaya d'imaginer Giffard ivre,
ou juste à moitié ivre. Impossible. Mais c'était arrivé.
- Et là, au moment où je rentre la voiture au garage, il m'arrive un
truc extraordinaire, vraiment extraordinaire. Tu me connais, je n'ai
rien d'un illuminé.
Machefert eut un petit recul intellectuel. Les internés cherchent
toujours à rassurer, à se rassurer quant à leur intégrité mentale,
pensa-t-il. Mais non, Giffard continuait, avec une sincérité désolée
:
- Et là, j'ai vraiment eu l'impression de devenir fou. Il y a eu comme
une voix dans ma tête, une voix de plus en plus forte.
Machefert fut tenté de rire mais se
retint. C'était peut-être à cause de cette voix que Giffard était
là.
- Et tu as pu comprendre ce qu'elle disait, cette voix ?
- Ah ça, très distinctement ! C'était tellement idiot, ça ne
s'oublie pas. Elle me disait de faire construire un temple rectangulaire
de cent coudées sur soixante-deux. Tu te rends compte, me dire ça à
moi qui n'ai jamais mis les pieds dans une église ou dans un temple. A
moi qui ne sais même pas ce qu'est une coudée.
- Alors, qu'est-ce que tu as fait ?
- Je suis rentré. J'ai raconté l'histoire à Pauline. Elle m'a dit que
je puais le vin, et que, dans mon état, je ferais mieux d'aller dormir
dans la chambre d'amis. A sa place, j'en aurais fait autant. Le
lendemain matin, j'allais mieux. Je suis allé m'excuser auprès de
Pauline. Elle en a ri, et nous avons pris le petit déjeuner ensemble.
Et ça a recommencé, devant elle. La même voix, qui me disait la même
chose. De plus en plus fort. Et Pauline, qui voyait bien qu'il se
passait quelque chose d'anormal. Elle me regardait, terrifiée, un peu
dégoûtée. Cela m'a frappé.
- Et c'était quoi, c'était qui, cette voix ? Tu pouvais lui parler ?
Elle te répondait ?
- Oui. Elle se présentait comme "Celui qui ne peut pas être
nommé". Tu vois le genre. Puis elle est revenue sur la même
histoire, la construction d'un temple, avec quelques précisions
délirantes : une estrade en pierre au centre, de dix coudées sur six,
une cathèdre, un ambon… tu imagines ?
Non, Machefert ne voulait pas du tout
imaginer. Il était catholique, pratiquant, mais, comme beaucoup de
chrétiens et surtout de religieux, il repoussait toute idée
d'intervention divine dans la vie quotidienne. Et il eût volontiers
expurgé les Ecritures de tous les passages relatifs aux miracles et aux
apparitions, qui lui paraissaient plus relever de la légende que de la
foi. C'était à l'homme de chercher Dieu, ce n'était pas à Dieu
d'aller trouver l'homme. Il y voyait quelque chose de primitif, de
païen.
- Mais enfin, Giffard, tu es trop raisonnable pour accepter qu'une voix
de l'au-delà se manifeste pour une demande aussi dérisoire. Construire
un temple ! Où est le transcendant ?
- Qu'est-ce que j'en sais ? Est-ce à moi, à nous, humains, de décider
de ce qu'une entité - disons supérieure -, doit raisonnablement
demander aux hommes ? "Mes pensées ne sont pas vos
pensées", Isaïe, tu connais ? Qui diagnostiquera la folie de
Dieu ? Ce que disaient les prophètes, c'était raisonnable ?
Machefert comprit que Giffard n'était
plus tout à fait lui-même.
- As-tu cherché à te faire aider ?
- J'ai consulté un psychologue spécialisé, puis j'ai même fait appel
à un exorciste. Le premier a conclu que j'étais parfaitement normal en
dehors de ces apparitions : en gros, c'était mon histoire qui était
folle, pas moi. Le second a été présent lors d'une des manifestations
de la voix. Je ne sais pas très bien ce qui s'y est passé, je suis
dans un état second, dans ces cas-là. Mais il m'a dit ensuite ne rien
pouvoir faire pour moi : en gros, un exorciste ne traite que les
puissances du Mal.
- Mais alors, cette voix, - Machefert
hésita, tant le mot paraissait inconvenant - c'est Dieu ?
- Dieu, ou Yahvé, ou Allah, ou qui tu veux, je lui ai demandé, bien
sûr. Elle répond toujours "Celui qui ne peut pas être
nommé". Est-ce au-dessus, en dessous, ou la même chose ? Va
savoir !
- Et tu ne pourrais pas t'habituer, vivre avec cette voix ? Ou l'ignorer
?
- Non, elle veut que j'en parle. Elle m'envahit, elle réclame son
temple. Au début, la voix m'a dit qu'elle allait m'aider : en cas de
besoin, elle me confierait une révélation sur chaque interlocuteur,
pour me cautionner en quelque sorte. Elle parlerait à ma place si
nécessaire. Alors, j'ai obtenu un rendez-vous avec l'évêque, et je
lui ai tout raconté. Au début, il m'a écouté avec charité. Il
restait sceptique. Puis la voix m'a dit de lui parler d'un secret qu'il
avait reçu récemment en confession, d'un autre prêtre. Et là, ça
s'est très mal passé. Il était indigné, il m'a accusé d'avoir
violé le secret de la confession, de chercher à créer un scandale. Le
ton est monté. Et puis la voix a parlé à ma place. Pour dire la même
chose, je crois. Dans ces moments-là, je ne sais plus. On m'a fait
sortir.
- Si je comprends bien, tant que tu es
plus ou moins fou, ça va. Mais quand tu commences à prouver que tu ne
l'es pas, ça devient grave. Là, on te considère comme vraiment
fou.
- C'est malheureusement exactement ça. J'ai essayé de me débarrasser
du problème, j'ai rencontré quelques journalistes, en espérant qu'ils
puissent médiatiser le message, et m'en débarrasser. Avec le même
résultat. D'abord, on m'écoute avec intérêt ou méfiance. Puis,
quand j'apporte à chacun des révélations personnelles qui prouvent
que je n'invente rien, ça tourne au drame : on m'accuse de faire du
chantage. Alors la voix parle à ma place, et on m'expulse. Parfois, on
porte plainte…
- Et tu as fini par te retrouver ici…
- Je n'y suis pas allé de moi-même. Pauline s'inquiétait de plus en
plus. Pour moi, mais surtout pour elle. Tu sais peut-être qu'elle a
monté un cabinet de Relations Presse, Porte-Voix. Elle travaille
sous son nom de femme mariée, et mes histoires avec les journalistes
lui faisaient du tort dans son métier, on lui en parlait de plus en
plus. Elle a fini par réclamer l'H.D.T, l'Hospitalisation sur Demande
d'un Tiers. Sa requête a été appuyée par de nombreux témoins
qu'elle a mobilisés : mon ancienne entreprise qui préférait me voir
entre quatre murs, avec ce que je savais sur ses comptes. Les
journalistes, bien sûr : ils sont friands de révélations, mais pas
quand elles les concernent. L'évêque, lui, n'a pas voulu prendre parti
et a dit qu'il faisait confiance à la médecine. Et je suis là.
Machefert pensa soudain qu'il avait eu
tort de reconnaître Giffard, de lui parler. Sans cette rencontre, la
visite aurait pu être tellement plus tranquille, et même plus
intéressante. Et ce qu'il craignait arriva :
- Machefert, il faut que tu me sortes de là. Je ne suis pas fou, tu le
vois bien, mais je vais le devenir, au milieu de ces détraqués. Des
abrutis, des malades sexuels - tu sais, le cul peut vraiment rendre fou
- des irréparables. Ils pleurent, ils crient, on les pique. Je vais
finir comme eux.
- Compte sur moi pour faire le maximum, dit Machefert prudemment - une
phrase de député qu'il utilisait fréquemment. Mais si tout ça est
vrai, fais confiance à la voix. Si elle vient d'en haut, si ce qu'elle
demande est important pour elle, elle ne va pas te laisser croupir ici.
C'est elle qui te sortira.
- Tout ça est vrai. Tu veux une preuve ? La voix me l'a soufflée, mais
je préférais te l'éviter. Tu veux que je te parle de ton voyage
parlementaire en Thaïlande ? D'une certaine soirée là-bas ?
- Arrête, Giffard. Nous sommes amis, je t'aiderai. Mais ne pars pas sur
ce terrain, c'est inutile. Tout ce que tu pourrais inventer là-dessus
ne serait que calomnie. Attends-moi, je reviens.
Machefert s'était levé, blême. Il ne
revint pas. Il traversa la grande salle où les deux jeunes continuaient
à se jouer de Rosa : "Et qu'est-ce tu veux pour ton anniversaire
?" "Brandade de morue", répétait-elle, appliquée. Tous
aussi malades, décidément. Il alla trouver l'infirmier.
- Votre pensionnaire commence à délirer, je ne suis plus en
sécurité. Je préfère vous le laisser.
On administra à Giffard une piqûre psychotropique, tandis qu'il
hurlait d'une voix méconnaissable, rauque "Construisez-moi un
temple de cent coudées..". Il fut emmené en chambre d'isolement
et Machefert regagna, soulagé, la salle d'accueil. En attendant le
retour du groupe, il ouvrit son agenda, et y griffonna la trame de sa
déclaration à la presse : "…le travail admirable des
personnels soignants auprès de personnes qu'ils continuent à traiter
en êtres humains, plus qu'humains, car demandant plus d'amour…".
Voilà, très bien trouvé, les plus qu'humains qui demandent plus
d'amour. Puis il ajouta, sur la page d'à côté : Chercher
coordonnées "Porte-Voix". Appeler Pauline. Après tout,
elle aurait peut-être besoin de réconfort. Il pouvait tenter sa
chance.
- Désolé pour l'incident, ce sont les
risques du métier. Alors ? Vous aussi, vous avez eu droit aux
révélations personnelles ? lui demanda le médecin-chef.
- Ah non, le pauvre m'a déjà fait assez peur avec son temple et ses
coudées - et Machefert esquissa une profonde inspiration, en levant les
yeux au ciel. Il lui sembla porter en ce respir toute la compassion et
toute la lâcheté du monde. Puis il ajouta, goguenard, pour détendre
l'atmosphère :
- Vous qui êtes un scientifique, vous savez combien ça mesure, une
coudée ?
Et tous deux partirent d'un grand éclat de rire. Un bon rire, bien
normal.
Texte de Georges Flipo, Clamart
(92), 2003
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Prise
de tête
Sa montre affichait 9 h 15.
Avec ces embouteillages sur la rocade, il allait être en
retard. Il ne lui restait plus qu'à espérer avancer assez
vite jusqu'à la prochaine sortie et récupérer la petite route
des coteaux. Sinon Basile allait être furieux. Il a horreur
qu'on soit en retard, Basile. Son message sur le portable avait
été clair. "Apéro à 11 h précises". Apéro, mon
oeil ! C'est pas un pastis ou un whisky qu'il allait lui servir,
si ça continuait comme ça…Ca serait plutôt une belle
engueulade. Et encore heureux s'il s'en tient là, parce que,
selon l'heure d'arrivée, on pouvait craindre aussi les hors d'œuvres
!…
Roméo commençait à transpirer
à grosses gouttes. Et c'est à ce moment-là, évidemment,
qu'il ressentit la petite piqûre sournoise annonciatrice de la
migraine au fond de l'œil gauche. Comme chaque fois qu'il ne maîtrisait
pas une situation. Pourtant, mission accomplie, tout s'était
passé comme prévu. Et ces bagnoles qui ne bougeaient pas ! La
conductrice, devant, en profitait pour lire le journal. Dans le
fourgon, à la gauche de Roméo, le chauffeur se curait le nez
avec méthode et concentration… Roméo mit la radio. La guerre
en Irak, les dettes de France Télécom, les plans sociaux. Lui,
il risquait aussi le licenciement, sans indemnités et
peut-être même sans retour, s'il était trop en retard. Et son
boulot… pas très différent de l'usine, finalement ! Valait
mieux se tenir à carreaux. Et obéir au chef, fermer sa gueule
et exécuter les ordres. La douleur se déplaça,
insidieusement, en tournant, vers le front, puis dans la
pommette gauche. Quand même, ça payait très loin au-dessus du
SMIC. Et net d'impôt. Pour les cotisations sociales et la
retraite, il suffisait de s'or-ga-ni-ser, disait toujours
Basile, en lorgnant vers la Suisse. Alors, ça avance ?
Ca avance. Roméo voit enfin la
bretelle du Val. Un coup d'œil dans le rétro, à droite, il
déboîte sur la bande d'arrêt d'urgence et remonte toute la
file. Bien sûr, il n'est pas le seul à avoir eu cette idée.
Mais au moins, ça circule un peu. La zone commerciale, le bourg
et enfin Roméo attaque la petite route en pied de coteau.
Discrète, en plus. Soulagement. L'élancement, dans sa tête,
semble se calmer.
oOo
J'ai toujours aimé prendre cette
petite route. Elle tourne un peu, en kilométrage ça doit être
plus long, mais au moins, on y est tranquille, on ne croise
jamais personne ou alors, de temps en temps, selon l'heure, un
chevreuil. Un soir, j'ai même vu un sanglier. Et les jours
d'hiver, avec la neige, c'est vraiment un autre monde, on ne se
croirait pas à vingt kilomètres d'une grande ville. Souvent,
je m'arrête pour faire des photos. Y'a un étang que j'ai pris
à toutes les saisons. Gelé et bleuté, roux et lumineux,
rafraîchissant à l'ombre des châtaigniers, parfumé par les
genêts au printemps. Ce trajet me calme, en rentrant le matin,
après ma nuit de garde. J'arrive chez moi totalement apaisée.
Et, là, j'en ai vraiment besoin. La nuit a été
particulièrement chargée en urgences.
Eh bien, c'est raté pour
aujourd'hui. Côté solitude, calme et volupté, faudra
repasser. Au carrefour du Bossu, que du bleu. Des voitures et
des uniformes. Des flics campés dans leurs bottes noires. Au
moins dix, en comptant vite. Voyons. Je joue à la conductrice
appliquée et prudente, je prends mon temps, je mets mon
clignotant, et je passe devant eux à toute petite vitesse. Ces
messieurs me saluent avec un grand sourire. Pas
d'interpellation, pas de vérification des papiers. Je poursuis
ma route. Pourtant ça gâche mon plaisir. Je suis carrément
susceptible, ce matin. On ne peut même plus être tranquille en
coupant à travers bois. Qu'est-ce qu'ils pouvaient bien faire
là ? Pourquoi viennent-ils perturber mon paysage ? La lutte
contre l'insécurité, j'imagine. Pour rassurer le citoyen. Mais
ici ?… C'est à se demander s'ils ne choisissent pas les coins
les plus paisibles pour être sûrs de ne pas prendre de risques…Allez,
je fais un appel de phare à la voiture qui arrive en face. Des
fois que le gars n'ait pas mis sa ceinture. Et aussi parce que
je me sens solidaire de quelqu'un qui choisit de passer par
cette petite route. Enfin, je retrouve mon calme, mes arbres,
les sous-bois, je ralentis au niveau des étangs… Tiens,
"mon" étang a été asséché. Faudra que je le
prenne en photo sous cet angle. Je reviendrai cet après-midi.
Pour l'instant, la maison, et vite au lit.
oOo
Roméo a presque rattrapé son
retard. Décidément, il a bien fait de sortir de la rocade. En
plus, c'est joli et il n'a pas croisé une seule voiture. Ah,
si, en voilà une. Une Twingo bleue. Qui lui fait un appel de
phare. Roméo réagit immédiatement. Et ralentit. Pourquoi cet
appel de phare ? Un radar ? Des flics, en tout cas. Ça c'est
sûr. Roméo s'engage dans le premier chemin forestier.
Réfléchit. A quelle distance sont-ils ? Pas question de se
jeter dans la gueule du loup. Ni de leur ouvrir le coffre .
Roméo enclenche la marche arrière et repart d'où il vient.
Plutôt une branlée par Basile que de se retrouver en cabane.
Il va l'appeler et Basile comprendra. Aïe, si les flics sont
tout près, ils risquent de capter la conversation. Mauvais
plan. Roméo fonce sur la petite route. Refait le chemin en sens
inverse. Bon sang, il y avait bien un croisement quelque part.
Mais, s'il y a un barrage ici, il peut y en avoir ailleurs.
Roméo essaie de retrouver son sang-froid. Ne pas paniquer. La
migraine avance maintenant ses pions dans toute la partie gauche
de son visage. S'il se fait choper, y'aura personne pour le
tirer de là. Il le sait. C'est la loi. Seule solution :
disparaître un moment. S'arrêter dans le sous-bois et planquer
la voiture. Attendre. Et trouver un moyen pour appeler Basile.
La prise de tête !
Soudain, la Twingo bleue est
devant lui. Elle s'engage dans un chemin de terre, en direction
d'une maison que l'on devine derrière de grands arbres. Sans
réfléchir, Roméo la suit. Avec un sentiment mélangé de
sécurité et d'affolement. Il sait que personne ne viendra le
chercher là, mais il ignore où il met les pieds. De toutes
façons, il a de quoi se défendre ! A la suite de la voiture
bleue, il pénètre dans une cour fermée et coupe son moteur.
Dans sa tête, une légère accalmie. La conductrice, après
avoir fermé sa portière, vient vers lui avec un regard
étonné et contrarié. C'est une femme d'une quarantaine
d'années. L'air fatigué.
oOo
Mais, qui c'est ce type ? C'est
bien le moment. Moi qui n'ai qu'une envie, me coucher et dormir.
Je suis sûre de ne pas le connaître. Encore un démarcheur en
système d'alarme ou traitement de charpentes. Ou alors les
adoucisseurs d'eau. Pas les témoins de Jéhovah, en tout cas,
ils viennent toujours à deux et à pied. Je parie pour les
adoucisseurs d'eau. Je vais l'expédier en moins de deux.
"J'ai-tout-ce-qu'il-faut-là-où-il-faut-merci,
votre-temps-est-précieux-et-le-mien-aussi-au-revoir-Monsieur".
Et, enfin, au lit.
- Excusez-moi, est-ce que je
pourrais téléphoner ? J'ai un problème et je n'ai pas de
porta…
- Ah ! Bon, suivez-moi
Elle entre dans la maison et laisse passer Roméo. Elle lui
montre le téléphone sur une tablette dans le couloir. Elle
reste à côté de lui. Elle ne bouge pas. Elle a l'air
impatiente qu'il en finisse. Elle a gardé son manteau, son sac
en bandoulière et ses clés à la main. Elle s'appuie au
chambranle de la porte et le regarde pendant qu'il compose le
numéro de Basile.
- J'espère que votre correspondant n'est pas à Tokyo !
- Non, non, j'appelle à Lafontaine. D'ailleurs c'est occupé.
Et c'est à ce moment-là que le
portable de Roméo a sonné dans la poche de son blouson. Elle
l'a regardé d'un sale œil. Il a attrapé son téléphone d'une
main et sorti son flingue de l'autre. Sous son crâne, un
tumulte silencieux. C'était Basile au téléphone.
- J'ai un petit problème, je vais être en retard pour
l'apéro
- …
- Euh, non, c'est-à-dire … que je ne peux…
- …
- Non, je suis chez quelqu'un, je t'expliquerai. Sinon, oui,
comme convenu, j'apporte le dessert.
Basile a raccroché. Furieux,
bien sûr. Encore des ennuis en perspective.
- Y'a quelqu'un d'autre dans la maison ? Des enfants ?
- Non
- Et votre mari ?
- J'ai plus de mari, je vis seule ici. Ecoutez, je suis crevée,
je dois absolument aller me coucher. Alors, voilà, je ne vous
connais pas, je ne vous ai pas vu, pas entendu. Vous vous en
allez, très vite, vous m'oubliez et on n'en parle plus.
- Qui me dit que vous n'allez pas appeler les flics dès que je
serai parti ?
- Moi. Je vous le dis
- De toutes façons, tout ça, c'est de votre faute. Vous m'avez
fait un appel de phare. Pourquoi ?
- Ah, c'était vous ! Y'avait plein de flics au carrefour du
Bossu. Vous êtes recherché ?
- Non, enfin…
- Je ne veux pas savoir pourquoi vous tenez tant à éviter les
flics. Tout ce que je veux c'est dormir, parce que, moi, j'ai
bossé toute la nuit, et, là, j'en peux plus. Alors, vous filez
et on oublie tout. D'accord ?
- Attendez, est-ce que vous avez quelque chose contre la
migraine, un calmant quelconque ?…Je…j'ai l'impression que
ma tête va exploser !
- Bougez pas, je reviens. Mais après, vous partez, entendu ?
Elle a ouvert une porte, sous
l'escalier et Roméo l'a entendu fouiller dans un placard.
Je ne vais jamais m'en débarrasser. En plus, maintenant, il
sait que je suis seule, il peut revenir n'importe quand. Je vais
avoir la trouille en permanence. Mais, quelle idée j'ai eue de
lui faire un appel de phare ! Il fonçait tout droit vers les
flics, tant pis pour lui, il est pas clair, ce type… et moi je
dormirais déjà tranquillement à l'heure qu'il est. Voyons,
aspirine, paracétamol ou ibuprofène ?
Elle est passée dans la cuisine
et elle est revenue vers Roméo avec un verre d'eau dans lequel
pétillait une grosse pastille blanche. Il a attendu que tout
soit bien dissous et il a avalé d'un trait. Il a toujours eu
horreur de boire des trucs effervescents. Mais il a eu
l'impression que la migraine suivait le trajet de l'eau et
disparaissait de sa pauvre tête. Il a décidé de partir d'ici.
De toutes façons, il n'allait pas la prendre en otage et
compliquer encore plus sa situation. Il courait le risque. Tant
pis. Elle avait l'air sincère. Avant de monter dans la voiture,
il a, encore une fois, vérifié le contenu du coffre. Il a
démarré et lui a, même, adressé un petit salut de la main
avant de quitter la cour.
oOo
J'attends un peu. Je vais me
faire un café. D'ailleurs, j'ai plus sommeil. Et puis je pars
en reconnaissance. Normalement, il ne devrait pas faire plus de
cinq kilomètres, avec la dose qu'il a avalée. Mais, j'aime
mieux m'en assurer. Histoire de dormir tranquille.
Texte de Marie-Christine
Penelon, Ornacieux (38), 2003 |
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Changement de voie
Sa montre affichait 9h15. Avec
ces embouteillages sur la rocade, il allait être en retard.
Une semaine qui commence bien ! Autrefois, ces problèmes de
circulation le rendaient anxieux ; il pestait alors contre les
"grognasses" ou les "grands cons" qui, au
choix, changeaient sans cesse de file ou contre ceux qui au
contraire en profitaient pour lire ou téléphoner, ralentissant
alors exagérément. Et ses ongles étaient rongés jusqu'au
sang. Mais depuis qu'il avait lu un article relatif au stress
causé par la circulation (ou plutôt non-circulation)
routière, il essayait de mettre à profit ces moments passagers
d'activité ralentie pour écouter du jazz, ce qui lui
permettait de lui "aérer" l'esprit… et de
réfléchir à sa condition.
Résumons : Alain / 41 ans / 2
enfants : Océane, 19 ans, et Casper, 20 ans, étudiants en
sciences / 18 ans de mariage avec Aline / Informaticien, 3 000
euros nets par mois / Jolie maison sur un terrain de 4 000 m2 à
Pechbusque / Passion pour les timbres, le tennis, les omelettes
norvégiennes, les DOM-TOM, les poissons d'eau de mer, Woody
Allen, Picasso, Keith Jarrett / Ne se considère pas comme
alcoolique, mais consomme systématiquement chaque soir une
bière ou 2 verres de vin rouge / Pas de tare physique
particulière, complexé à l'adolescence par une taille moyenne
(il a finalement atteint 1,70 m au stade adulte) et maintenant
plutôt par ses lunettes (ne supporte pas les lentilles de
contact malgré plusieurs tentatives) et ses quelques cheveux
blancs (qu'il s'acharne à repérer chaque matin, avant de les
arracher au moyen d'une pince à épiler).
Un autre lieu qui lui permettait
de réfléchir, de faire le point, c'était bizarrement le
Mac'Do ; quelquefois, il disait à sa femme qu'il arriverait un
peu plus tard à la maison, pour cause de surcharge de travail.
Il faisait en fait un crochet pour déguster une bière
accompagnée de quelques frites et d'un double-cheese. Et là,
quelques instants, l'alcool aidant, les idées commençaient à
s'embrouiller, les bruits se mêlaient les uns aux autres, les
voix autour de lui semblaient venir d'ailleurs, et il regardait
fixement devant lui, sans vraiment les voir, les serveuses
s'affairant à servir le client (il s'asseyait toujours face aux
caisses, car il y avait toujours au fast-food une serveuse qui
valait le coup d'œil, alliant blondeur et jeunesse). L'église
était aussi un lieu approprié ; bien qu'athée, il appréciait
le calme qui y régnait et s'y rendait volontiers quelquefois
lorsqu'il passait à proximité.
Il recherchait de plus en plus
ces moments là, car il se trouvait dans la situation classique
de la "crise de la quarantaine". Beaux enfants, sains
de corps et d'esprit, femme jolie et intelligente, bon job,
agréable maison déjà payée… qu'attendre donc de plus de la
vie ? Car il avait à 41 ans ce que beaucoup mettent toute une
vie à essayer d'avoir, ou même n'auront jamais malgré tous
leurs efforts… Ce qui renforçait sa déprime, c'était de
savoir que son cas était tout ce qu'il y a de plus banal, un
"passage obligé", même pour l'homme.
L'automobiliste positionné
immédiatement derrière lui multiplia les coups de Klaxon, pour
le sommer d'avancer. Alain le regarda alors fixement dans le
rétroviseur, et appuya sur la manette située à droite du
volant afin de libérer le jet de liquide lave-glace. Il pressa
fortement, de façon à ce que le jet atteigne le véhicule
situé derrière lui. En fait, cette libération de liquide
alcoolisé était pour lui la simulation d'une éjaculation, et
il s'imaginait l'homme sous son sperme. L'humiliation suprême.
Résumons encore : Alain / 41 ans
encore / N'a jamais trompé sa femme / Est même certain de
l'aimer encore / Quelques aventures avant le mariage, mais
généralement insignifiantes, dont il a gardé très peu de
souvenirs / Exception : éperdument amoureux d'une fille à 17
ans, lui avait fait livrer 20 roses pour son 20ème
anniversaire. Stagiaire comme lui dans une grosse boîte, elle
avait alors demandé à changer de bureau pour mettre de la
distance entre eux. Ne comprenant pas à l'époque qu'on pouvait
ne pas l'aimer, il avait pendant quelques temps continué à
mettre des mots doux sur le pare-brise de l'automobile
appartenant à la récalcitrante, mais rien n'y fit. A la fin,
la bien-aimée ne lui adressa plus la parole ; lui, seul dans
son bureau, rendit à son maître de stage un travail minable
gangrené par une idée fixe.
Les véhicules commençaient à
rouler plus longtemps et à freiner moins fréquemment. Sans
doute un accident : les Toulousains ne savent pas conduire sous
la pluie, la moindre goutte induisant une catastrophe sur la
rocade - que cet ancien parisien appelait toujours
"périph'", pour provoquer amis et collègues.
Il arriverait vers 10h00 au
bureau, ce n'était pas bien grave. Il gérait son temps comme
il le voulait, et n'avait pas de rendez-vous prévu aujourd'hui.
De toute façon, ce travail, il en avait marre. Tout ce qu'on
lui demandait, c'était d'écrire des algorithmes, plus ou moins
élaborés selon le logiciel à créer. Un langage d'initiés.
Des logiciels de gestion qu'il créait avec ses collaborateurs,
et qui étaient ensuite utilisés par les compagnies d'assurance
ou les organismes bancaires. Il n'était qu'un rouage d'une
machinerie qui, au final, ne servait qu'à enrichir un peu plus
les riches, et lui-même dans de moindres proportions. En
sera-il satisfait, lorsqu'il arrêtera tout, à l'heure de la
retraite ? Ou même dans quelques années seulement, lorsque de
jeunes diplômés pourront réaliser le même travail que lui
pour la moitié de son salaire…
Résumons enfin : Alain / 41 ans
toujours / Une pensée l'obsède depuis plusieurs mois : il
continuera et finira sa vie avec sa femme. Agé, il comblera sa
vie avec quelques menus plaisirs : il poursuivra sa collection
de timbres, complétera son étagère de livres relatifs aux
œuvres de Woody Allen et de Picasso. Il retrouvera quelques
amis au café le midi, pour se raconter l'émission télévisée
de la veille, devant un Pastis. Ses enfants passeront à la
maison de moins en moins souvent : une fois par mois, puis une
fois par an, à Noël, lorsqu'eux même seront parents, il faut
bien venir chercher les cadeaux offerts par les grands-parents…
Il mourrait un jour, ou une nuit,
avant sa femme, c'est dans l'ordre des choses, d'un cancer :
pancréas ou poumons, au choix. Epouse et enfants le
pleureraient lors de l'incinération (il ne voulait pas qu'on le
mette dans un cercueil : il avait peur de se réveiller à
l'intérieur, et de ne pouvoir en sortir ; il mourrait alors par
asphyxie, après avoir vainement gratté de ses ongles la base
du couvercle de marbre. Il avait vu cela dans une fiction des
"Contes de la Crypte" sur M6, série présentée par
un squelette au rire enroué). Sa famille, ses amis seraient là
(ainsi que d'anciens collègues, mais pas tous quand même : ils
valaient 1 000 euros la journée, et leur patron ne pouvait se
permettre d'accorder une demi-journée de libre à chacun…).
Puis tous reprendraient le cours normal de leur vie le soir
même, hésitant entre le film diffusé par la première chaîne
et les reportages sur la deuxième. Il ne reviendrait
qu'épisodiquement dans les mémoires, à l'occasion d'un joli
timbre collé sur une enveloppe par exemple.
La suite de sa vie était donc
prévisible. Peut-être que la petite boîte qui contiendrait le
reste de son existence physique était-elle même déjà
fabriquée, dans une usine quelconque… et elle n'attendait
plus que lui.
Depuis quelques mois, il aimait
ces moments de réflexion, qu'il multipliait dès qu'il le
pouvait. Une chose incroyable s'était en effet produite, et
avait fait vaciller toutes ses certitudes. Lors de ses parties
de tennis qui lui prenaient tous ses samedis matins ainsi qu'un
ou deux soirs de semaine, il rencontrait ses amis, et s'en
faisait aussi d'autres quelquefois. Les après-match se
déroulaient devant quelques verres de bières - blondes, brunes
ou rousses - et ils regardaient les filles attablées près
d'eux - les blondes, les brunes et même les rousses. C'est
ainsi qu'il avait fait la connaissance d'Emilie.
Résumons : Émilie / 28 ans,
cheveux noirs mi-longs, raides / Célibataire / Joli appartement
à L'Union / Secrétaire de direction, 2 000 euros nets par mois
/ Passion pour les vieilles cartes postales, les religieuses au
café, le tennis, l'Australie, les dauphins, David Lynch,
Salvador Dali, Stan Getz / Très proche de sa sœur, à qui elle
ne cache rien / Admirative de ses parents, qui ont des postes à
fortes responsabilités, toujours amoureux l'un de l'autre / Ne
pense pas être dépensière, mais ne peut rentrer chez elle le
soir avant d'avoir acheté, sur le chemin, un vêtement ou un
livre / Pas de tare particulière, était juste complexée à
l'adolescence par des pieds qu'elle jugeait trop grands ; pense
surtout maintenant à perdre quelques kilos au niveau des
hanches et cuisses / Deux aventures amoureuses seulement : la
première, en fac, cela a duré quelques semaines, avec un gars
de sa promotion. Il l'a laissée tombée pour une blondasse
comme il en existe des milliards, elle en a fait une
dépression, et a raté ses examens à la suite de cette
tromperie. La seconde, il y a quatre ans, avec celui qui était
son meilleur ami et confident. Il avait voulu aller plus loin,
elle avait refusé pendant quelques temps, s'estimant trahie.
Puis, elle s'était faite à l'idée de cette relation, et avait
enfin accepté une liaison. Cela n'avait duré qu'une nuit.
Celle-ci avait suffi pour qu'ils s'aperçoivent qu'aucune fusion
ne s'était opérée. En quelques minutes, ils avaient réussi
à détruire ce qu'ils avaient mis 3 ans à construire jour
après jour. Depuis, elle ne l'avait plus revu. Et avait juste
accepté avec d'autres hommes quelques relations sexuelles sans
lendemains juste dans un souci d'hygiène, et pour s'assurer que
son charme féminin opérait toujours. Mais elle ne voulait plus
s'engager dans une relation amoureuse.
La première fois qu'ils
s'étaient vus, c'était loin d'être le coup de foudre. Des
amis communs. A peine s'étaient-ils adressé la parole. Elle le
trouvait un peu vieux. Et il portait une alliance. Lui la
trouvait plutôt jolie, mais distante, froide. Puis ils furent
amenés à se voir régulièrement, lors de matchs en double
mixte. Et, un jour, il la fit rire. Il remarqua une fossette sur
la joue droite, trouva cela charmant. Et il s'ensuivit des
samedis et des soirs de semaine durant lesquels ils se virent
avec plaisir et discutèrent sans se soucier du temps qui
passait.
Puis ils se dirent les choses
intimes : espoirs, désillusions, expériences amoureuses. Les
fois où l'un était absent, l'autre était déçu. Enfin, vint
le moment où chacun voulut tout connaître de l'autre : ce
qu'il mettait comme vêtement pour dormir, ce qu'il faisait le
matin dès le lever du lit, s'il prenait plutôt du café, du
thé ou encore du jus de fruit, s'il était plutôt bain ou
plutôt douche, le nom de son eau de toilette… Ils se mirent
à penser l'un à l'autre, constamment. Lorsqu'ils étaient
ensemble, ils avaient toujours quelque chose à se dire, mais
appréciaient aussi les moments de silence. Un jour, il lui
demanda la permission de lui offrir un cadeau ; elle accepta
l'ensemble de la parfaite tennis-woman (jupe blanche / T-shirt)
qu'il avait choisi pour elle. Il s'aperçut alors qu'il n'avait
jamais offert de vêtement à sa femme. Et qu'il serait bien
embêté de lui offrir même un soutien-gorge (85 ou 90 ? A ou B
?). Ce fut alors pour lui une révélation. Un soir, après
quelques verres, il prit Émilie par la taille, l'embrassa. Elle
sentit les battements de son cœur accélérer, ne le repoussa
pas, et, ce soir là, Alain rentra s'allonger auprès de sa
femme plus tard qu'à l'accoutumée. Il prétexta à celle-ci,
le lendemain, la multiplication des amateurs de tennis pour
expliquer son retard ; il avait dû attendre plus d'une heure
avant de pouvoir jouer. "Mais tu n'avais pas réservé de
cours comme d'habitude ?" lui avait-elle rétorqué. Il ne
se servit plus de cette excuse les autres fois.
Il continua à déclarer à sa
femme qu'il allait au tennis le samedi matin. Ses amis du club
ne l'y virent cependant plus. Pas plus qu'ils n'y virent Émilie,
sans faire pour autant de rapprochement. Le rapprochement entre
les deux êtres était pourtant bien réel et ne faisait donc
que se concrétiser une matinée par semaine.
Alain avait, par rapport à sa
femme, beaucoup moins mauvaise conscience qu'il n'aurait pu
l'imaginer à priori. S'il avait uniquement des relations
basées sur le sexe avec des rencontres de passage, là,
d'accord, il aurait été un salaud. Mais dans cette relation
amoureuse, il se sentait plus victime que coupable. L'amour lui
était tombé dessus sans qu'il le recherche vraiment. Faire
vaciller la promesse de fidélité faite devant Monsieur le
curé ne le touchait même pas, il s'était marié
religieusement uniquement pour faire plaisir à sa (future)
femme. Dans cette relation, une seule chose le dérangeait
vraiment : il sentait qu'il était encore amoureux de sa femme.
Mais il aimait aussi Émilie. Il n'avait jamais pensé, avant de
l'éprouver maintenant, qu'il était possible d'aimer deux
femmes en même temps. Et il savait qu'un jour viendrait où
Émilie voudrait plus que cette relation cachée et lui
demanderait de choisir ("C'est elle ou c'est moi").
Arriverait l'âge aussi qui, insensiblement, ordonnerait à la
jeune femme de penser à avoir des enfants. Lui, n'envisageait
pourtant pas de vivre sans sa femme. L'idée même que celle-ci
puisse être au courant de ses écarts le paniquait et le
laissait complètement désemparé. Mais il ne concevait pas non
plus de ne plus voir Émilie.
Ses pensées étaient donc
celles-ci, jusqu'à samedi matin dernier. Ce jour là, Émilie
n'avait pas voulu faire l'amour. Ils étaient allés faire un
tour en ville, et, dans l'arrière salle d'un café (ils
prenaient toujours quelques précautions afin ne pas être vus
ensemble), elle avait disposé devant Alain, sur la table, deux
bandelettes de papier colorées. Il n'eut même pas à comparer
les couleurs. Il était déjà père deux fois, et savait ce que
ces bandelettes signifiaient. Émilie avait souri puis posé sa
main gauche sur son ventre encore plat. Alain lui avait alors
pris la main droite puis lui avait souri, les yeux noyés de
bonheur. Un bonheur encore plus intense que celui qui s'emparait
de lui lorsque, quelquefois, il voyait perler au coin des yeux
d'Émilie quelques larmes, conséquences d'un fou rire qu'il
avait provoqué en elle.
Il avait pris sa décision. Dans
la nuit reliant le dimanche au lundi, il n'avait pas trouvé le
sommeil. Il savait qu'il contemplait pour la dernière fois, à
la lueur bleutée de l'affichage du radio réveil, le dos, tant
de fois embrassé, massé, caressé, de son épouse endormie.
Après cette journée de travail, il lui raconterait tout. Qu'il
aimait Émilie. Qu'il comptait démissionner de son travail
même. Retrouver un sens à sa vie. Ou plutôt vivre une seconde
vie. Probablement, Aline lui demanderait de quitter la maison.
Probablement, il s'exécuterait le soir même.
Les ralentissements avaient
maintenant complètement disparu. Les véhicules avaient repris
leur vitesse de croisière : 90, 100, 110, 120 km/h… Alain
roulait sur la voie du milieu, derrière deux semi-remorques. Il
avait horreur de cela, et maudissait les poids lourds, coupables
selon lui de doubler n'importe quand, sans se soucier des
véhicules légers. Un de ses oncles, routier, avait claironné
un jour : "Un camion, ça se conduit comme une
voiture"… Si seulement cela était vrai…
Malheureusement, les routiers se croient souvent tout permis.
Les seigneurs de la route. Les saigneurs de la route…
Il se déporta sur sa gauche pour
doubler les engins, et accéléra concomitamment.
La dernière image qu'il vit, ce
fut celle du camion qu'il s'apprêtait à dépasser déboîter
devant lui sur la gauche.
Le dernier geste qu'il fit, ce
fut tourner le volant à fond, pour venir s'encastrer sur la
rambarde de sécurité et ensuite réaliser plusieurs tonneaux.
oOo
Deux jours plus tard, famille,
amis et collègues vinrent aux funérailles. Aline était
effondrée.
Une jeune femme semblait aussi
très triste. Elle était soutenue par d'autres membres du club
de tennis auquel était affilié Alain. Aline ne fut pas
choquée par la tristesse d'Émilie, qu'elle avait déjà
rencontrée quelquefois, lors de repas organisés par le club.
Alain avait dit à Aline qu'il appréciait beaucoup Émilie, une
bonne amie. Cela avait été visiblement réciproque.
Émilie présenta ses
condoléances à Aline. Et décida de ne rien dire d'autre. De
ne rien faire d'autre. Elle savait qu'Alain avait pris sa
décision, il la lui avait communiquée le matin même de
l'accident ; il l'avait appelée de son portable. Elle savait
qu'il allait quitter Aline. Mais elle ne se sentit pas le droit
de tout révéler. Et puis à quoi bon ? Elle se dit qu'il
valait mieux qu'Aline continue à aimer Alain tout le reste de
sa vie, plutôt que de le haïr.
Émilie décida de poursuivre sa
grossesse et de garder l'enfant qui grandissait en elle. Elle
l'élèverait seule, peut-être. Ce serait un garçon, avec un
peu de chance. Elle l'appellerait alors Alain, certainement.
Le soir même de l'incinération,
Aline alluma machinalement la télévision, et hésita entre un
film sur TF1 et des reportages sur France 2. Aline et ses
enfants pleurèrent Alain plusieurs jours. Un an plus tard, elle
avait surmonté tant bien que mal la douloureuse épreuve. Elle
pensait cependant souvent à son mari, surtout lorsqu'elle
choisissait des timbres de collection à la Poste.
Alain. Mon Alain.
Il adorait les timbres.
Texte de Muriel Lavigotte,
Castanet-Tolosan (31), 2003
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