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"Dans les coteaux, près de Labastide, il y avait cette vieille
bâtisse, une ferme abandonnée qui s'était à moitié écroulée sur
elle-même. C'était là, il en était sûr, qu'..."
Notre Parité qui êtes aux
cieux
- Dans les coteaux, près de Labastide,
il y avait cette vieille bâtisse, une ferme abandonnée qui s'était à
moitié écroulée sur elle-même. C'était là, il en était sûr,
qu'...
- Et voilà, c'est reparti. C'est reparti ! Monsieur ramène tout à lui
! Il en était sûr ! Il a fait ci ! Il fait ça ! Pas moyen de
commencer une histoire sans qu'il y ait un mec qui tire de suite la
couverture à lui !
- Mais tais-toi ! J'explique à Monsieur !
- J'explique à Monsieur ! J'explique à Môssieur ! Et en plus, il
parle de lui à la troisième personne ! Ah ouais alors, ça fait style
! Malade, va !
- C'est pour être objectif ! Il faut qu'il comprenne bien toute
l'histoire ! Pour pouvoir établir toutes les responsabilités ! C'est
important ! Si tu me coupes à chaque instant, on n'en sortira jamais.
- Mais, attends, c'est pas un constat d'assurance qu'on fait là ! C'est
vachement plus important !
- Laisse-moi parler à Monsieur ! Ne l'écoutez pas ! Elle ne sait pas
très bien ce qu'elle dit !
- Mais si, je sais ce que je dis ! Et je sais aussi ce que j'entends !
Un sale macho qui veut me faire porter toute la responsabilité !
- Ah , mais non ! Ah, mais non ! C'est à Monsieur de faire toute la
lumière là-dessus ! A lui seul !
- Et pourquoi est-ce que tu cherches systématiquement à l'influencer ?
Hein, pourquoi ?
- Comment, moi, je cherche à l'influencer ? Elle est bonne, celle-là !
Objectif, je te dis ! Je suis objectif ! C'est pour cela que je dis
"il" pour moi et que je dirai "elle" pour toi.
- Non, tu n'es pas objectif ! Tu es pernicieux ! Voilà ce que tu es !
- Pernicieux, je suis pernicieux ! Et comment suis-je pernicieux ?
- Tu veux l'influencer ! Chaque fois que tu décris une image négative,
tu emploies le féminin ! Pour y coller un effet péjoratif ! Et pour
qu'après, ça me retombe dessus ! Par amalgame !
- N'importe quoi ! Ne l'écoutez, Monsieur, elle est encore choquée !
- Du tout ! Je vais très bien ! Et ta première phrase est la plus
belle illustration de ce que j'avance.
- Comment ? "Dans les coteaux, près de Labastide, il y avait cette
vieille bâtisse, une ferme abandonnée qui s'était à moitié
écroulée sur elle-même." Si ce n'est pas l'absolue vérité, je
veux bien être damné ! Non, Monsieur, ne le prenez pas mal, c'est
juste une expression anodine ! Et toi, tu me dis que je transforme la
réalité !
- Absolument ! C'est "Dans les collines, près de Labastide, il y
avait ce vieux bâtiment..."
- Tu parles de la ferme abandonnée ?
- Je parle du mas abandonné, à moitié écroulé sur lui-même !
Chaque fois qu'il y a quelque chose de vieux, de désagréable, de
dangereux, de moche, tu emploies le féminin. Systématiquement ! Pour
circonvenir Monsieur !
- Ne l'écoutez pas, Monsieur. Je vais vous expliquer comment cela s'est
passé. Nous sommes un couple de collectionneurs. Nous avons un amour
immodéré pour les choses anciennes ou démodées, les objets de
valeur, surtout..."
- Les objets anciens ou démodés, les choses de valeur, surtout
sentimentale. C'est pour cela que nous nous sommes approchés du vieux
bâtiment...
- C'était une vieille bâtisse ! Une ferme abandonnée !
- Un mas abandonné !
- Il, je veux dire… nous, étions sûrs que là nous trouverions de
quoi faire notre bonheur...
- Notre félicité !
- Alors, malgré les panneaux nous avertissant du danger, nous sommes
entrés. La pièce dans laquelle nous nous trouvions avait dû être,
dans le temps, magnifique. C'était un superbe salon...
- Une superbe salle à manger !
- Zut ! On en finira jamais ! Tu vois bien que Monsieur s'énerve !
- Bien sûr ! C'est toi qui l'énerve ! Comme tu as énervé tous les
autres avec ta mauvaise foi !
- Mauvaise foi, ça ne serait pas féminin, par hasard ?
- Tes arguments douteux!
- Vous voyez, Monsieur ! Nous aurons du mal à nous en sortir !
- Il ne fallait pas y entrer, dans ton vieux bâtiment. On n'en serait
pas là !
- Oui, Monsieur, je continue. Je continue, ne criez pas ! Donc, de là
où nous étions, nous eûmes rapidement un pressentiment. Ah, c'est le
métier, Monsieur ! Le flair ! Très important, le flair, quand on aime
la chine, la brocante ! Oui, vous avez raison ! Je poursuis, Monsieur !
Je poursuis ! Donc, nous nous mîmes à sonder les cloisons. L'une
d'entre elles sonnait creux. Nous arrachâmes le panneau de bois à
l'aide de notre pince-monseigneur. Oui, Monsieur, quand nous chinons,
nous veillons à apporter quelques menus objets, parfois indispensables.
Vous voyez qu'en l'occurrence, cette pince-monseigneur avait toute son
utilité. Derrière la cloison s'ouvrait une sinistre galerie...
- Un lugubre souterrain !
- Qui s'enfonçait dans une obscurité inquiétante...
- Dans le noir angoissant !
- Apparemment, il n'avait pas été fréquenté depuis des années,
peut-être des siècles. S'il le fallait, il y avait au bout, qui nous
tendait les bras, un trésor...
- Une fortune !
- Monsieur, vous-même, vous ne pourriez pas la faire t...? Non ! Ce
n'est pas dans vos attributions ? Vous êtes tenus de nous écouter
jusqu'au bout !
- Oui, Monsieur est impartial, lui. C'est un saint homme. Il ne cherche
pas de subterfuges sordides !
- Et pourquoi pas des ruses malhonnêtes ? Hein, tant qu'on y est? Oui,
Monsieur, je continue, je continue ! Que j'abrège ? Mais, c'est que les
détails sont importants ! C'est vous-même qui le disiez, il n'y a pas
un instant ! Oui, vous avez raison, je continue ! Nous nous sommes donc
avancés, au milieu d'effluves pestilentielles...
- De relents nauséabonds !
- Nous n'en finissions pas de progresser. Au bout d'un long moment de ce
parcours à tâtons (notre briquet s'était éteint), nous fûmes pris
d'une peur subite...
- D'un effroi soudain !
- Nous ressentîmes près de nous comme la présence d'une créature
malfaisante...
- D'un être maléfique !
- Gagnés par la panique, nous prîmes nos jambes à notre cou et c'est
comme cela que nous sommes tombés dans cette effroyable oubliette...
- Ce terrible cul de basse-fosse !
- Cette hideuse geôle !
- Cet horrible traquenard !
- Cette mortelle souricière !
- Cet infernal cachot !
- Cette sinistre chausse-trappe !
- Cet infect guet-apens !
- Cette abominable... Ne criez pas, Monsieur, ne criez pas ! J'en viens
au fait !
- A la conclusion !
- La présence qui nous effraya tant était bien anodine, seulement
quelques vilaines chauves-souris...
- Des vilains chauves-rats !
- Mais arrête ! Ça n'a plus de sens ! Ça n'existe pas, des
chauves-rats !
- Les femelles ne sont jamais chauves. Si chauves il y a, ce sont des
mâles. C'étaient des chauves-rats ! Et continue ! Tu ne vois pas que
Monsieur frise l'apoplexie !
- Peu importe la raison de notre fuite ! Par contre, nos ennuis étaient
bien réelles, euh réels. Je décidais donc d'appeler au secours !
- Voilà ! Voilà ! Au lieu d'appeler à l'aide. Aucune chance que ça
marche !
- On ne sait pas si cela avait des chances de marcher. Avec toutes tes
arguties, tu ne m'a jamais laisser la possibilité d'essayer !
- Tu n'avais qu'à me laisser appeler à l'aide !
- Et finalement, la soif et la faim venant, nous sommes morts, tous les
deux, d'inanition...
- D'épuisement ! - Mais chérie, arrête! Comment veux-tu que Monsieur
Saint-Pierre arrive à réfléchir ?
Saint Pierre se passa la mains devant les
yeux, d'un geste las, très, très las. Il considéra son stylo
irrémédiablement perdu, qu'il venait de mâcher nerveusement pendant
un moment interminable. Comme il avait une image à tenir, il articula,
le plus posément possible :
- Mais votre histoire, vous me l'avez déjà racontée en long, en large
et en travers. Et je vous ai dit que je ne pouvais rien pour vous. Vous
êtes morts en état de péché et vos détails n'y changent rien. C'est
la cupidité...- Oui, madame ! Si vous voulez, l'appât du gain ! - qui
vous a poussés dans... là où vous avez péri. Ce n'est donc pas de
mon ressort ! Adressez-vous aux étages inférieurs !
- Mais, on les a vus, les étages inférieurs. Cela ne change rien au
problème. Il y en a bien un de nous deux qui a incité l'autre à
tenter cette aventure. Donc, il y a un responsable et une victime...
- Un martyr ! Chérie, n'influence pas Monsieur ! Quoiqu'il en soit,
nous ne pouvons donc pas avoir droit tous les deux au même traitement.
- Nous avons donc exposé notre cas au préposé du purgatoire. Et vous
savez ce qu'il a fait, Monsieur Saint-Pierre ? Il nous a envoyés au
diable ! En nous disant de nous débrouiller avec lui ! Et qu'il avait
un travail fou à tenir la comptabilité des périodes de purgatoire, et
que ce n'était pas le moment de le faire tourner en bourrique !
- Vraiment très mal embouché !
- Alors, on est partis au diable et là, au lieu de nous écouter, ils
ont passé tout le temps à rigoler et à se taper sur les cuisses.
Puis, ils nous ont flanqués dehors, cul par dessus tête, en nous
disant que les imbéciles et les ivrognes, c'était du ressort du vieux
barbon, là-haut !
- Vous vous rendez compte ! Comment ils vous appellent !
- Mais pour nous, ce n'est pas tenable, cette situation ! Il faut bien
qu'on se case quelque part ! Alors, on est remonté vous voir ! Et on a
eu du mal, parce que la sentinelle, l'espèce de folle emplumée,
devant...
- Le gay emplumé ! Qui faisait le planton !
- Eh bien, il ne voulait pas nous laisser entrer ! Il a fallu gueuler !
Non mais, pour qui il se prend, celle-là ?
Saint Pierre laissa tomber ses bras de
chaque côté des accoudoirs.
- Vous parlez de l'archange Gabriel, je suppose ? Bon, écoutez, ça
suffit comme ça ! J'en ai jusque là de votre numéro ! Ras l'auréole
! On ne va pas y passer l'Eternité, à régler votre histoire. Je vais
vous envoyer carrément à la Direction. Là, on tranchera. Mais, je
vous préviens, ça risque de vous faire mal ! Il se pencha sur son
Interphone et appela son bras droit.
- Miquelon, j'ai du monde pour le Bureau. Est-ce que tu peux voir si
c'est possible immédiatement ? Et par la même occasion, porte-moi un
café. Fort ! La voix de Saint Miquelon répondit presque aussitôt
- No problem ! L'bureau y est ready ! Ostie d'calice, t'as ben pas l'air
d'avoir du fun ? J'te monte un coffee sarré à ravailler un'mort. A va
t'booster d'enfer ! Tabarnak ! Ah ! Ah ! Ah !
Miquelon était une crème, le saint des saints, mais son humour aussi
épais que son accent québécois ne rendait pas toujours la vie facile.
Saint Pierre soupira en se disant que l'Eternité, ce n'était pas
toujours du mille-feuille, puis il s'adressa aux duettistes.
- Bon, vous avez de la chance car Elle peut vous recevoir de suite.
- Elle ?
L'interrogation avait jailli simultanément des deux âmes, mais pas sur
le même ton.
- Eh bien, oui ! Elle ! Je ne vois pas où est le problème ! Allez,
dépêchez-vous ! C'est au fond, à droite. Inutile de demander à
Gabriel, sinon il va vous jeter dehors sans autre considération !
Il se retrouvèrent donc devant Elle. Elle était effectivement divine.
Mais ils n'eurent pas le temps d'entamer leurs explications. Au moment
où ils allaient s'exprimer, Il rentra dans le bureau, en pétard du feu
de Lui.
- Qu'est-ce que Tu fabriques sur Mon Fauteuil ?
- Ma Bergère, Tu veux dire ?
- C'est Mon Bureau !
- Non, c'est Ma Table de travail ! Aujourd'hui, c'est Ma Journée! C'est
Moi qui suis chargée des affaires singulières.
- Pas du tout ! Pas du tout ! C'est Mon Jour ! Celui où Je m'occupe des
cas particuliers !
- Voilà, Monsieur veut tout accaparer et Il se dit que sans Lui
l'affaire ne peut plus tourner ! Macho !
- Non mais ! Ecoutez-moi cette Hystéro ! Parano, Elle est totalement
Parano !
- Espèce d'Accapareur !
- Conspiratrice ! Intrigante !
- Misogyne ! Phallocrate !
A l'autre bout du couloir, Saint-Pierre
touillait dans son café deux sucres et trois comprimés d'aspirine. Il
se disait que l'Eternité, vraiment, ça risquait d'être long, très,
très long.
Texte de Jean-Pierre Laguens,
Clermont-le-Fort, mars 2001
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La
mort d'un homme
"Dans les coteaux, près
de Labastide, il y avait cette vieille bâtisse, une ferme
abandonnée qui s'était à moitié écroulée sur elle-même.
C'était là, il en était sûr, qu'il s'était trouvé ce matin
du 12 juin 1944. A l'époque, elle était encore habitée et son
apparence était tout autre. Quand il arriva là bas, l'aube
venait tout juste de naître. La rosée était encore affairée
à son fastidieux travail matinal, et le champ qui jouxtait la
demeure se paraît pour l'occasion d'un voile perlé. Il
revoyait cette femme radieuse, venue l'accueillir."
Il leva son stylo, redressa la
tête, et fit face au miroir mural disposé de l'autre côté de
la pièce. Il scruta son double à la lumière des bougies un
court instant. Il n'arrivait pas à poursuivre sa description.
Cette difficulté à poser sur le papier cet événement clef de
son existence le mettait dans une rage folle. Il ne trouvait pas
la force de faire face à son passé. Son délit d'écriture à
la troisième personne, alors qu'il s'agissait de sa propre
expérience, était la preuve parfaite de cet état de fait.
Pourtant, il sentait revenir progressivement en lui, à mesure
que sa pause se prolongeait, le besoin impérieux de se remettre
à l'ouvrage.
"Il repensa à la
curieuse coïncidence qui avait ravivé sa mémoire, quelques
heures plus tôt. Il était deux heures de l'après-midi quand
il pénétra dans l'exposition. L'artiste à l'honneur ce jour
là était une photographe réputée pour le réalisme quasi
palpable de ses clichés. La salle n'était pas encore bondée.
Il aimait être de ces privilégiés qui, par leur statut ou
leurs relations, avaient accès à une exposition avant
l'ouverture officielle. Après tout, il s'agissait d'un des
seuls petits avantages que son œuvre de mécénat lui procurait
et, ma foi, son action lui paraissait si désintéressée, si
peu portée par la notion de profit, qu'il s'accordait cette
entorse à ses principes moraux. Toutes les conditions requises
étaient donc présentes pour que son humeur soit au beau fixe,
hormis bien sûr ce nœud au cœur qui ne le quittait plus désormais.
Il est vrai que l'âge
n'arrangeait rien. Il avait entendu dire qu'à l'article de la
mort, certaines personnes croient évoluer dans un couloir
débouchant sur un ailleurs d'une brillance aveuglante. Il
était intimement persuadé que c'était tout le contraire qui
lui était réservé. Ce n'est pas lui qui allait vers cet
ailleurs, mais tout son environnement qui était rongé
progressivement par la fatalité. Beauté, art, gloire, argent,
pouvoir, sentiment : tout devenait plus terne au fil des ans.
Cette transformation inexorable était le signe évident que la
fin, noire et brutale, s'approchait. Il savait pourtant que
l'âge n'était pas seul responsable. Il était de ces
vieillards dotés d'une volonté farouche de continuer à vivre.
Et même si sa force salvatrice n'avait rien de spontanée mais
tenait plutôt de l'obsession méthodique, elle remplissait
largement son rôle. Si ce n'était pas l'âge, de quoi
s'agissait-il donc ? Il se maudissait intérieurement : pourquoi
fallait-il toujours qu'il gâche la moindre opportunité de
plaisir avec ses considérations morbides ?
Courageusement, il se dirigea
vers les premiers clichés. Il s'agissait d'une série de
portraits sur lesquels ses yeux dérivèrent un instant sans
grande passion. Il se dirigea vers d'autres œuvres plus
prometteuses. L'artiste avait exposé là de vieilles photos
l'ayant inspirée. Elles étaient classées dans un ordre
chronologique scrupuleux. C'est alors que son regard fut happé
par un vieux cliché noir et blanc d'une ferme abandonnée. Il
avait été probablement fait en hiver, renforçant ainsi la
sensation de décrépitude qui en émanait. Une date et un nom
étaient inscrits en dessous du cadre : Labastide, 1946. Il lui
fallut quelques secondes pour réaliser de quoi il s'agissait,
tant l'endroit s'était modifié au cours des deux années qui
suivirent son passage. Quand il reconnut enfin le lieu, son cœur,
puis son âme, furent pris dans un étau. Dans une crise d'hyperlucidité,
il se dirigea vers les portraits qu'il avait aperçus un peu
plus tôt. Une intuition le guida jusqu'à une photo d'une femme
d'âge mûr, prise en 1984 : c'était bien elle. "
Il stoppa net de nouveau et
laissa son regard se perdre dans la pièce. Il n'y avait rien à
faire, il n'arrivait pas à s'affronter sur le papier. Ce qu'il
voulait livrer n'aurait dû lui prendre que quelques lignes mais
il se répandait dans des descriptions superflues. C'en était
trop. Il lui fallait faire le deuil de son oubli et remonter
jusqu'à la source de son angoisse. Il lui fallait désormais
agir. Il avait réfléchi en revenant de l'exposition et il
s'était décidé à rencontrer la femme qui avait pris la
photo. Il irait voir l'artiste et demanderait des précisions.
De plus, il savait comment aborder cette personne car elle lui
avait offert une de ses photos quelques années auparavant. Il
entreprit de relire l'entrée dans son journal relative à cet
événement.
14/05/86
"La cérémonie d'ouverture du musée portant son nom
avait finalement eu lieu. Des artistes renommés et des
représentants de diverses organisations humanitaires, à qui il
avait à un moment ou un autre apportés son soutien financier,
vinrent lui rendre hommage. Radios, télés, journaux,
politiques se pressaient dans le hall gigantesque du nouvel
édifice. Il souriait toujours au fait qu'aucun d'eux n'avait
réussi à prévoir l'impact médiatique qu'allait avoir sa vie
: celle d'un philanthrope célibataire à la morale
irréprochable. Néanmoins, il ne se plaignait pas de tous ces
projecteurs braqués constamment sur lui depuis des années.
C'était d'ailleurs dans le but de briller jusqu'au bout qu'il
cachait la maladie incurable qui le rongeait. Beaucoup de gens
s'identifiaient à lui. En dissimulant sa faiblesse, il avait
l'impression d'agir comme ces parents qui, quand ils racontent
une histoire à leur enfant, change la fin si celle-ci est trop
triste.
Une connaissance, un peintre
de renom, vint le voir vers la fin de la réception pour le
féliciter. Ils échangèrent quelques banalités et chacun
s'excusa de ne pas avoir donné signe de vie depuis si
longtemps. Le peintre lui demanda s'il avait d'autres projets
après avoir accompli un travail si long et difficile. Il
répondit qu'il ne s'en sentait plus la force, vu son âge
avancé. Comme tant d'autre, le peintre se laissa aller à la
condescendance, pensant probablement à une quelconque
exposition qu'il pourrait négocier ultérieurement. Il tenta de
dédramatiser les affres de la vieillesse et osa lui affirmer
qu'il était dans la force de l'âge. Le vieillard répondit
d'un ton narquois que ces fleurs-là commençaient à fortement
sentir le chrysanthème. Cela fit rire l'assistance et le
peintre cacha sa gêne d'un rire nerveux. Apparemment pressé de
s'éclipser, il offrit à son interlocuteur une photo ornée
d'un cadre magnifique qu'il tenait à la main depuis le début
de la discussion et tira sa révérence. L'image avait été
prise par une photographe de renommé mondiale. N'ayant pu se
libérer ce soir là, celle-ci s'était arrangée pour lui faire
parvenir cette œuvre originale en guise de félicitation. Le
cliché était remarquable : on voyait un homme assis dans un
wagon fermé d'un train en marche. L'homme était plongé dans
une obscurité quasi totale car là où il siégeait il ne
pouvait profiter de la seule source de lumière : de fines
ouvertures disposées sur la partie supérieure de la lourde
porte. Le photographe laissait entrevoir par ces interstices un
paysage que l'on devinait magnifique.
Les média revinrent à la
charge alors qu'il contemplait encore son cadeau. Un sujet
d'importance pour eux était le fait qu'il n'eut pas de
descendance connue. Or, il s'apprêtait à laisser une fortune
colossale derrière lui, et les bénéficiaires de ces largesses
oscillaient entre l'espoir d'être couché sur le testament et
l'horreur de leur situation si ce flot de capital, quasi continu
depuis 40 ans, se tarissait d'un coup. "
16/05/2000
Il est finalement venu. Il s'est présenté et à demander à
me parler. Je l'ai fait entrer. Nous avons parlé de mes photos
et de l'exposition. Il m'a dit être surpris que j'habite dans
cette ferme, puisqu'il l'avait vu détruite sur la photo. Je lui
ai raconté comment ma mère et moi avions travaillé pendant
des années pour la remettre en état, et que je n'avais jamais
eu l'envie de m'en séparer. Il me demanda si j'avais exposé
une photo d'elle la vieille. Je répondis par l'affirmative. Il
continua à m'interroger sur ma mère, mais je restai évasive.
Il demanda à la rencontrer, en se moquant apparemment
éperdument de l'incongruité de sa demande, puisqu'il n'était
pas sensé la connaître. Je dus lui apprendre qu'elle était
morte quelques années plus tôt. Il fut tout d'abord abattu.
Puis, il me fixa longuement dans les yeux. Je sentis que sa
curiosité, déjà excessive, venait de monter d'un cran. Un peu
plus tard dans la discussion, il me demanda mon âge. Je pris
mon temps pour lui énoncer ma date de naissance exacte, en
savourant chaque syllabe tout en essayant de rester impassible.
Alors que je parlais, je vis ses yeux trop noirs s'élargir.
Après ça, il voulut essayer de discuter mais il était visible
qu'il n'arrivait plus à se concentrer : son esprit était
désormais trop occupé. Il s'en alla un peu plus tard, après
avoir marmonné quelque chose à l'entrée…
Quand je pense à toutes ces
années où j'ai attendu sa venue ! Cette discussion a eu lieu
hier, mais elle aurait dû survenir il y a bien longtemps. Ou
plutôt, elle n'aurait pas dû arriver du tout, il n'aurait
jamais dû faire subir à ma mère ces sévices. Jamais il
n'aurait dû avoir la lucidité malsaine de venir dans cet
endroit isolé, où ma mère résidait seule pour une très
courte période. Peut être n'avait-t-il rien prévu et que le
destin seul est responsable de l'occasion qui lui a été
offerte. Il reste dans tous les cas coupables de l'avoir saisi.
Bien sûr il me fait pitié, bien sûr qu'il a compris. Il sait
que je suis née de cette union forcée. Père, je ne te hais
point, mais sais-tu combien il m'est difficile de faire face à
ton regard si lourd de faute ? Je connais ta vie. Je t'ai
observé tout au long de ces années. Tes efforts désespérés
pour lutter contre ta mort prochaine ne te seront d'aucun
secours. Ton nom passera peut être à la postérité, puisque
tu as eu l'intuition de l'associer à un musée de renom.
Néanmoins, tout ceci ne saurait cacher le vide qu'il y a en
toi. Tu vis seul au milieu de tous. Respecté, considéré, mais
seul. Peut être n'as-tu jamais surmonté ta faute ? Peut être
en as-tu commis beaucoup d'autres ?
Meurs en paix et sache que si
tous t'oublient, je garderai ton souvenir. Si tous te haïssent,
alors je t'aimerai. Mais saches aussi que jamais je n'aurai pu
me révéler à toi avant tes dernières heures. Tu aurais
probablement essayé d'expier tes fautes en me traitant avec
plus de bonté et d'abnégation que tu ne l'as sans doute jamais
fait pour personne. Le chemin de la Rédemption se parcourt
seul.
J'espère que tu comprendras
ma façon d'agir. Tu me dois au moins ça : j'ai tant cherché
à te comprendre et à t'excuser. Je ne t'enverrai jamais ces
mots. Je vais les enfouir au plus profond de ce journal, et ne
jamais relire ce qu'était mon passé… "
18/05/2000
"La fin approche. Un froid glacial envahit déjà mes
membres, mais rien n'a plus d'importance : la fin de mon
histoire est proche. Mais elle me survivra… La connaître fut
un soulagement sans pareil. Déjà, à la porte de la ferme
reconstruite, une sorte d'euphorie m'a pris : il me semblait
retrouver les lieux comme je les avais laissés. Il y avait un
portrait de sa mère à l'entrée et, en partant, j'ai murmuré
mon pardon à la toile. Une chape de remords qui obstruait ma
vie depuis trop longtemps s'est soulevée. Savoir qu'elle est ma
fille me fait éprouver un sentiment ambivalent : je sais que
même si elle me hait, j'ai à ses yeux une importance que je
n'ai jamais eu pour personne. Je sais aussi que si ce sentiment
me paraît aussi exaltant, c'est que je ne l'ai pas vécu
auparavant. Je réalise combien ma faute me fit dresser une
barrière expiatoire autour de moi. Personne au monde n'a jamais
pu se vanter de me connaître intimement, sauf peut-être elle…
Je réalise maintenant tout ce que je n'ai pas été. Je me
réveille d'un cauchemar long de plus de cinquante ans. J'ai
enfin compris que savoir, c'est voir en soi. Tu m'as apporté la
seule chose que je sache désormais, la seule chose qui ait un
sens.. "
Le stylo s'affaissa sur le
papier, roula jusqu'au bord de la table et tomba au sol. Il
entraîna dans sa chute le verre d'eau du vieillard. L'eau se
répandit sur le bureau. L'homme ne réagit pas à tout ce
bruit. Il restait là, inerte, la peau rougie par la lumière
chaude des bougies. Ses doigts, à la peau noircie par l'encre,
reposaient dans l'eau. Celle-ci était venue se blottir autour
de la feuille, couverte d'un texte dont les dernières lignes,
encore fraîche, se noyaient progressivement…
Texte de Ludovic Jacquet, Saint-Orens,
2001 |
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