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"Un attroupement s'était formé au niveau de l'écluse. Elle appuya
plus fort sur les pédales…"
Maudit canal
Un attroupement s'était formé au niveau
de l'écluse. Elle appuya plus fort sur les pédales… Au prochain
virage, elle s'arrêterait ; elle savait qu'elle pourrait alors
s'arrêter. Un épaulement de la colline, à cet endroit, la masquerait
aux yeux de la foule restée en contrebas, et elle pourrait, enfin,
s'arrêter et souffler. La chaleur tremblante du goudron chauffé à vif
l'asphyxiait : un air brûlant sifflait dans ses poumons et asséchait
sa gorge. Elle tenta de se relever, de pédaler debout… Ses chevilles
paraissaient céder à chaque tour de roue. Cette côte était
interminable. Un bourdonnement sourd lui envahit les oreilles : un
insecte… Elle secoua la tête, brusquement, et le vélo se mit à
zigzaguer. Une voiture descendant en trombe, klaxonna plusieurs fois.
Elle réussit avec un cri de rage à ne pas poser pied à terre et à
redresser la course du vélo. Elle risqua un regard vers le haut : le
virage n'était plus aussi loin qu'elle l'avait précédemment estimé.
Cette vision lui redonna du courage. Elle empoigna fermement le guidon
et se redressa si violemment que le vélo se souleva un instant. La
douleur n'importait plus à présent, elle jeta toutes ses forces dans
ce dernier élan ; passa sous l'ombre des grands tilleuls qui marquaient
le début du lacet de la route ; changea de direction et sentit plus
qu'elle ne vit, sur sa gauche, s'élever les maisons à l'entrée du
village de St Chély, et, plus loin, plus bas, les deux rangées
parallèles des arbres qui bordaient ce maudit canal. Alors, avec un
grognement ultime, elle jeta sa machine dans le fossé et se coucha
lourdement dans l'herbe grasse et fraîche du bord de la route.
Allongée sur le dos, bras rejetés en arrière, aspirant goulûment
l'air ombreux de cette fin de matinée, elle ferma les yeux, et écouta
les coups de bélier donnés par son cœur, incapable de maîtriser les
tressaillements de ses jambes brûlantes. Elle tenta plusieurs fois de
déglutir une rare salive épaisse. Elle finit par se relever lentement
sur ses coudes et regarda pour la première fois en direction de
l'écluse. L'attroupement s'était quelque peu disloqué à présent ;
elle plissa les yeux et distingua vaguement une silhouette enveloppée
dans ce qui pouvait être une couverture, entourée de quelques
personnes. Aucun autre signe d'agitation ; pas de mouvement dans sa
direction. Elle se força à attendre encore un peu. Une voiture
déboula au bas de la côte. Elle se raidit, mais le véhicule s'engagea
plus bas dans un chemin privé. Elle décida alors de partir ; elle se
redressa péniblement, reprit son vélo à la main et finit à pied les
quelques dizaines de mètres qui menaient au sommet de la colline. Elle
enfourcha de nouveau son vélo et pédala plus librement sur la route
des sommets ; elle prit la direction de la ville.
- "Tiens revoilà Martinez !".
Blanchard venait d'apercevoir son collègue à l'entrée du vaste open
space de la salle de rédaction du "Courrier de onze heures".
- Alors, Marti, et cette descente sur le canal ?
- Bah ! soupira le nouvel arrivant, pas de quoi faire un "
marronnier "… Un jogger précipité à l'eau par un cycliste…
- Et ils ont déplacé les gendarmes pour ça ?
- Ben oui, c'est la troisième fois ce mois-ci ; et, cette fois, le type
a voulu porter plainte…
- Ah ! Et le mois précédent ?
- Personne n'en sait rien, attendu qu'on ne tient pas de statistiques
précises sur la chose, gros malin… Mais je pense que, puisque tu
parais tellement intéressé, le patron sera sûrement ravi de te coller
en observation le long du canal pour les prochains week-end…
- Bon ça va ! ne t'énerve pas… On dirait que tu perds ton
légendaire sens de l'humour…
- M'ouais… Bon, cela dit, sans tomber dans l'étude scientifique, il y
a peut-être matière à pondre un peu plus qu'une brève…
- Ah ?
- Oui, le type d'aujourd'hui, s'il a voulu porter plainte, c'est parce
que, lui, c'est la deuxième fois qu'il rend visite aux petits poissons
du canal… Et, apparemment, il n'apprécie pas le comique de
répétition…
- Ça, je peux comprendre… D'autant que courir avec palmes et tuba,
ça ne doit pas être du dernier pratique… Hum ! Qu'est ce qu'en pense
la maréchaussée ?
- Eh bien, nous dirons, pour rester sobre, qu'elle se perd en
conjectures… Coïncidences, agressions préméditées, mauvaises
plaisanteries, accidents fortuits …? Rien n'est bien clair… D'autant
que l'homme prétend ne pas se connaître d'ennemis… Il a eu droit à
son formulaire K 234 bis rose, vert et blanc, mais je crains fort que
tout ça ne le mène pas bien loin… Les "incidents" ont eu
lieu à chaque fois à des endroits différents et je vois mal nos
braves pandores se transformer en marathoniens du dimanche ou se cacher
derrière chaque platane du canal afin de prévenir les baignades
intempestives…
- Mais personne n'a pu intercepter ou identifier le cycliste ?
- Eh non Gédéon !… Notre bonhomme a bien préparé son coup… Un
vrai pro du "pousse-à-l'eau"… Bon allez, aide-moi à
trouver un titre et je t'offre l'apéro."
L'édition locale du " Courrier de onze heures" du lendemain,
annonçait, en pages intérieures, sur trois colonnes, en gras :
"Le maniaque du canal a encore frappé".
Elle rangea son vélo soigneusement dans
le petit couloir obscur sous l'appartement, ouvrit la porte et grimpa la
dizaine de marches qui menait à la cuisine. Elle but à grands traits
deux grands verres d'une eau pas assez fraîche. Puis, sortant de la
cuisine, elle monta à nouveau quelques marches, ôta son T-shirt
qu'elle jeta en boule sur le canapé-lit, et fila dans la salle de bain
attenante se glisser sous une douche qu'elle espérait réparatrice. Jo
arriva sur le coup des quatorze heures, très calme, toujours si calme…
Après sa douche, Laure n'avait pas déjeuné, elle fumait cigarette sur
cigarette. Jo l'embrassa.
" Félicitations… commença Jo, en se retournant pour allumer
l'abat-jour sur la table basse.
- Je pense que nous devrions arrêter, l'interrompit Laure."
Jo se retourna. L'espace d'un instant, son visage s'était durci. Mais
sa voix était égale pour demander :
"Il y a eu un problème ?
- Non, non, protesta Laure, aucun problème. J'ai attendu le bon moment
; je l'ai vu arriver, je l'ai suivi et juste avant de passer à sa
hauteur, je lui ai donné un coup de pied par derrière… Je crois que
personne ne m'a vu, et lui, je ne pense pas qu'il m'a reconnu : j'avais
mon foulard et les lunettes de soleil…"
Elle avait dit tout cela d'un trait, comme pour tout évacuer. Elle
reprit :
" Jo, je… je crois qu'il ne faut pas tenter la chance… Tu sais,
cette histoire est bien finie désormais : j'ai assez payé, non ? et…
je ne suis pas sûre de ne pas flancher… Je suis certaine qu'il va se
méfier désormais… As-tu pensé à ce qui se passerait s'il me
reconnaissait au bureau, pour finir ou si je me coupais, sans le vouloir
? … S'il te plaît, arrêtons tant qu'il en est temps…"
Sa voix s'était faite implorante. Jo observa Laure, réprimant le
tremblement annonciateur de sa colère, puis lui indiqua de sa voix la
plus douce :
"OK, ma chérie. Tu as sans doute raison… La prochaine fois sera
la dernière… "
La dernière fois eut lieu deux dimanche
plus tard. Jo ne vint pas retrouver Laure, ensuite, mais ce n'était pas
grave. Ce coup avait peut-être été le plus facile de tous : Jo avait
eu, encore une fois, raison. Il avait suffi d'une simple corde, tendue
au bon moment, au bon endroit et hop ! une baignade de plus ! Il était
tellement inquiet qu'il ne pensait même pas à regarder ses pieds ! Le
plus long avait été de repérer les lieux, une fois connu son nouvel
itinéraire, et déterminer l'endroit de l'attaque … Mais maintenant
tout était fini. Laure était soulagée. La semaine s'était passée
normalement, et, pour cette dernière fois, elle n'avait vraiment pris
aucun risque : le piège de Jo était réellement génial de simplicité
et d'efficacité… Laure se présenta le lendemain au bureau comme à
son habitude. Au moment de la pause café de dix heures, il n'était pas
là mais elle ne demanda aucune nouvelle. Au fond, maintenant, elle
trouvait la situation presque drôle : peut-être avait-il fini par
s'enrhumer ? A cinq heures, en sortant du bureau, elle jeta un regard
distrait sur les titres du "Courrier de onze heures". Ce
qu'elle lut alors la pétrifia : "Meurtre sur le canal". Elle
se força à demander le journal de sa voix la plus normale, n'attendit
pas la monnaie et tourna les talons, le quotidien coincé sous le bras,
s'empêchant difficilement de courir en direction de sa voiture.
L'auteur de l'article en rajoutait, mais Laure n'était pas en état
d'apprécier : "Manifestement, il ne s'agissait ni d'une
plaisanterie ni d'une coïncidence ou, s'il s'agissait d'un jeu, alors
d'un de ceux de la pire espèce, de celle qui tue… Le malheureux
coureur du dimanche, M. S. D., précipité déjà par deux fois dans les
eaux vertes de notre vieux canal, a de nouveau été victime d'une
agression identique hier, dimanche, à hauteur de l'écluse de St Chély,
mais, cette fois, c'est un corps sans vie que l'on a retiré de l'eau.
La gendarmerie, arrivée pourtant rapidement, n'a pu que procéder aux
constatations d'usage. Comme les fois précédentes, un cycliste -
probablement une femme, d'après des sources proches de l'enquête, - a,
de nouveau, été aperçu à proximité des lieux du drame dans les
moments qui ont précédé ce qu'il faut bien appeler un crime, mais,
comme souvent en pareilles circonstances, bien peu de témoignages
utiles ont pu être recueillis. L'enquête a été confiée au parquet
de... "
Dans son appartement, Laure ne lisait plus, assommée par le coup. Où
était Jo ? Que devait-elle faire ? La panique commençait à la
submerger… Elle se leva brusquement, rejetant le journal à ses pieds
; elle fit plusieurs pas d'un côté, puis de l'autre, incertaine,
irrésolue. Puis elle fonça dans la salle de bain, ouvrit le robinet du
lavabo à fond et se passa la tête sous l'eau. Le contact de l'eau
froide la saisit, mais elle resta ainsi quelques instants, puis se
releva, prit une serviette à tâtons et sécha vigoureusement ses
cheveux courts. Elle regarda un moment son reflet dans le miroir, et se
dirigea vers le téléphone.
Jo arriva à l'heure, pour une fois, à
l'appartement. Terriblement nerveuse, Laure l'attendait. Pas
d'embrassades. L'heure était aux explications. Jo semblait porter tout
le malheur du monde sur ses épaules :
- Que s'est-il passé, Laure ? Que s'est-il réellement passé ? J'ai
besoin de savoir. Pourquoi as-tu fait cela ?"
L'écoutant, Laure était tétanisée, comme en état de choc.
- Je… je ne comprends pas… Je t'assure. Je l'ai vu tomber. Il n'est
pas mort ; ce n'est pas possible… il criait et appelait à l'aide…
Je ne comprends pas…
- Oui, bien sûr (la voix de Jo avait retrouvé son calme habituel) ;
mais tu n'es pas restée, n'est-ce pas ? Tu n'as pas attendu les
secours, hein ? (Laure baissa les yeux et secoua la tête). Alors,
comment peux-tu être sûre ? "
Laure ne disait rien ; elle paraissait écrasée. Jo s'assit à côté
d'elle et la prit dans ses bras. Laure éclata en sanglots :
"Je ne voulais pas… ça ne devait pas se passer comme ça…
- Allons, allons, calme-toi ; je ne disais pas cela pour t'accabler…
C'est un malheureux accident, voilà tout. Tu ne dois pas te mettre
martel en tête. Après tout, ce salaud n'a que ce qu'il méritait. Et
dis-toi qu'il aurait pu tout aussi bien glisser tout seul…"
Jo releva de sa main le menton de Laure et lui sourit. Laure renifla ;
ses yeux rougis et cernés semblaient dévorer son visage pâle parcouru
de longues traînées de larmes. Son menton tremblait quand elle
déclara :
- Il y a autre chose : ils savent que c'est une femme qui a fait le coup…
".
Le regard de Jo ne cilla pas.
- Certes, c'est plus ennuyeux… Mais personne ne t'a vue, n'est-ce pas
? (Laure secoua la tête en reniflant). Et qui pourrait avoir l'idée de
te soupçonner ? Tu ne fais pas partie de sa famille, tu n'es … plus
de ses maîtresses…"
Jo marqua un temps d'hésitation et ajouta, en regardant froidement
Laure dans les yeux :"Depuis peu, du moins… "
Mais un sourire amusé se dessina rapidement sur ses lèvres :
- Allons ! Il faut savoir prendre du recul, Laure. Demain, tout cela
nous paraîtra finalement insignifiant. Fais-moi confiance : rien de tel
qu'une bonne nuit de sommeil…" Laure regardait Jo, comme
hébétée. Jo se leva et alla lui préparer un comprimé d'un produit
anxiolytique. Laure ne paraissait plus en état de réagir. Jo l'aida à
se déshabiller, puis à se coucher. En sortant de l'appartement, Jo
referma doucement la porte.
Jo décrocha enfin le combiné. C'était
Laure, bien sûr :
- Jo, c'est affreux ; je viens de recevoir une convocation de la police
criminelle… Qu'est ce que je dois faire, Jo ? Qu'est ce que je vais
leur dire ? Ils m'ont dit qu'ils étaient chargés de l'enquête et
qu'ils procédaient à de simples vérifications…
- Du calme, ma chérie, je passe te voir chez toi. Attends moi et
n'ouvre à personne d'autre… ".
Jo retrouva Laure prostrée dans son appartement déjà obscur bien
qu'il ne fut que dix-huit heures trente. Elle lui demanda de ne pas
allumer la lumière. Apparemment elle avait pris plusieurs comprimés :
sa voix était lointaine et lente. Jo n'hésita pas et lui présenta
deux autres comprimés que Laure prit sans rechigner. Cette cruche se
révélait décidément très facile à manœuvrer. Jo prit sa voix la
plus douce, la plus persuasive :
- Ecoute, ma chérie, j'ai bien réfléchi : je pense que le mieux
serait que tu disparaisses un moment… Je ne crois pas que tu sois en
état de soutenir un interrogatoire. Si tu veux, nous pouvons trouver un
arrangement : je dispose de certains fonds - disons, de précaution, - ;
je pense que le moment est venu de les utiliser… Pourquoi ne
partirais-tu pas quelque temps à l'étranger ? Disons quelques mois, au
plus quelques années, le temps que l'affaire soit classée. Et, ce
jour-là, tu reviens… Toute cette malheureuse histoire sera alors
oubliée et la vie pourra continuer… Qu'en penses-tu ? ". Laure
redressa à peine la tête. Elle paraissait maintenant complètement
droguée… Une petite voix s'éleva pourtant :
- Mais Jo, si je pars ainsi, est-ce que cela ne risque pas d'être pris
comme un aveu de culpabilité ?"
Zut ! Elle se mettait à raisonner maintenant… Jo improvisa :
- Voyons, pourquoi dis-tu cela ? Qui te parle d'avouer quoi que ce soit
? Personne ne peut rien prouver, rappelle-toi…"
L'argument n'était pas très bon, mais c'est le seul qui lui venait à
l'esprit : il n'entrait pas dans ses prévisions que cette mijaurée
fasse de la résistance. Laure poursuivit cependant, le visage toujours
à demi baissé dans la pénombre de sa chambre :
- Et puis, Jo, il y a ce détail bizarre. Tu sais, depuis l'autre jour,
j'ai relu le journal : ils disent bien que le meurtre a eu lieu au
niveau de l'écluse de St Chély… Mais, moi, la corde je l'avais
tendue avant l'écluse précédente… Et je ne comprends pas comment,
en admettant qu'il soit mort par ma faute, le corps a pu passer ainsi,
d'un côté à l'autre de l'écluse…".
Jo blêmit et sentit les battements de son cœur s'amplifier : cette
petite peste était en train de tout démonter : son plan, sa vengeance…
Il était temps d'en finir : les derniers comprimés du tube feraient le
reste. Laure les prit sans même s'en rendre compte, avec le verre d'eau
que lui tendait Jo… La voix de Jo s'éleva, alors, incontrôlée,
triomphante :
- Espèce de petite garce ! Tu te crois très fine, sans doute ? Bien
sûr que c'est moi qui l'ai tué ! Ce n'était pas très difficile : il
a suffi de le pousser encore une fois, après toi, un peu plus loin :
qui pouvait s'y attendre …? Et tu espères quoi ? Me faire chanter ?
Mais sache que j'ai tout prévu depuis le début… Tout ! Tu es fichue
Laure... Tout le monde sait que tu as été sa maîtresse et votre
rupture n'est pas passée inaperçue : qui pourra croire que tu n'es pas
la coupable ? Et toi… Le remords t'aura tué n'est-ce pas ?… Quant
à moi, je vais doucement refermer la porte de ton appartement et
attendre tranquillement la tragique nouvelle de ton décès".
C'est alors que Jo entendit une voix provenant de la salle de bains qui
disait :
- Vous ne rentrerez pas chez vous, Madame Jocelyne Dutertre : je vous
arrête pour le meurtre de votre mari."
Elle sursauta et regarda Laure, qui, dans sa main entrouverte, faisait
doucement rouler tous les comprimés…
Texte de Pascal Lebret, Aureville,
1999
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Bonne
fête Norbert
Un attroupement s'était
formé au niveau de l'écluse. Elle appuya plus fort sur les
pédales, juste assez pour arriver à hauteur de la foule
avant l'ambulance. Lara s'arrêta, sans descendre du vélo. En
tirant son cou et en balançant la tête de gauche à droite,
elle pouvait distinguer un homme assis maladroitement contre un
platane, un pêcheur visiblement, la quarantaine. Il faisait
face à l'écluse. Sa tête, coiffée d'un bob était penchée,
le menton appuyé sur le thorax, les bras ballants, les paumes
vers le ciel. Il y avait une canne mais sans ligne. Elle était
dans un étui qui la maintenait élevée. L'homme paraissait
assoupi. Parmi les badauds une femme disait sur le ton de la
révélation que le pêcheur était mort, d'autres croyaient
avoir vu une trace fine et rouge sur son cou. Les rumeurs les
plus contradictoires papillonnaient dans le brouhaha général.
Lara ne s'y attarda pas. Elle avait rendez-vous. Elle portait
d'épaisses lunettes noires qui lui masquaient de beaux yeux
bleus. Elle portait aussi une montre rose et étanche à la main
droite où Mickey pointait les secondes de son index. Lara avait
peut être quarante quatre ans mais ne le disait jamais. Ses
jambes longues et agiles pédalaient sans effort, les platanes
défilaient à répétition. Juin finissait, d'épais barreaux
d'ombres obliques en forme de platane tentaient de mettre en
cage un canal s'évadant toujours en douceur. Les feuilles des
arbres avaient du vert, et l'héritage d'un mois de mai avare en
fraîcheur faisait planer un air qu'on ne respire qu'en
grimaçant. L'eau à demi verte prenait une teinture parfois
claire, nourrie de quelques nuages blancs et vagabonds. En cette
saison la piste cyclable était un boulevard embouteillé où se
côtoyaient, pêcheurs, familles, sportifs et amours naissants.
De loin ça aurait pu être un bon sujet pour l'impressionniste
des jours fériés et ensoleillés. Lara semblait joyeuse,
maquillée, c'était un beau samedi, c'était la saint Norbert…
Elle lisait un ''Voici'' périmé
dans une salle d'attente verte. Une porte s'ouvrit.
- Bonjour docteur.
- Bonjour Lara. Comment allez-vous ? Avec un sourire narquois et
indécent elle lâcha :
- Mieux que vous !
- Bien… entrez et allongez vous j'arrive.
Le cabinet du psychiatre n'avait rien d'inquiétant mais il y
régnait une obscurité permanente souillée par une lumière
verte et diffuse juste au-dessus d'un bureau en chêne brut. Il
était aussi petit ce qui donnait l'impression d'être dans une
intimité inviolable. Les volets étaient toujours fermés, il
n'y avait aucun bruit inutile et souvent de longs silences. Lui,
il était obèse avec, scotché sur la glotte, un nœud papillon
bleu. Sa chemise, inlassablement de couleur unie tapissait sans
plis un ventre proéminent et rond. Il portait des pantalons
trop longs, des lunettes trop fines et traînait les pieds sur
la moquette du cabinet. Une nonchalance qu'il aimait se donner
pour apparaître moins austère que sa science. Lara se coucha
sur le divan de cuir sans enlever ses lunettes. De loin il lui
lança :
- Alors qu'avez vous fait aujourd'hui ?
- Oh… un peu de vélo…
- Le long du canal je supp…?
-… comment savez-vous ?
- Avec ce temps… Et votre mari…?
- Il se porte à merveille ! Après avoir classé quelques
dossiers, le psychiatre est venu s'asseoir tout prêt de Lara,
sur une chaise de bois qui dévoila la surcharge pondérale du
docteur par quelques craquements. Sur un ton monotone, presque
à mi-voix :
- Lara… vous m'aviez dit la dernière fois que nous nous
sommes vus, que votre mari n'aimait pas les plats que vous lui
faisiez…
- Oui !
- Ça s'est arrangé ?
- Oui !
- Pourquoi ça s'est arrangé ?
- Il n'a plus faim maintenant.
- Plus faim ?
- Je veux dire… il ne fera plus le difficile, nous avons eu
une explication hier soir.
- Et vous vous êtes dit quoi ?
-… A la fin je lui ai mis un coup de poêle sur la
tête.
- Une poêle ?
- Oui une poêle… vous n'avez jamais vu de poêle docteur
?
Lara se tourna en douceur vers le psychiatre tout en baissant
légèrement ses lunettes.
- Si… Si… mais, ça doit faire mal vous ne trouvez pas
?
- Il l'avait cherché.
Lara débordait d'assurance, ce qui parfois pouvait
déstabiliser un psychiatre pourtant rompu à ce type de sujet.
Mais Lara n'était pas banale. Elle souffrait de psychopathie
légère mais évolutive. Un trouble remarqué par un
généraliste de SOS médecin lors d'une banale intervention de
nuit. Cette fois là, il y a un peu moins d'un an, après une
brève dispute, Lara avait rossé Norbert avec la gamelle du
chien. Norbert s'était alors confié, confirmant l'observation
du médecin. Désormais plus rien ne serait comme avant. Norbert
et Lara vivraient séparés. Lui, garderait l'appartement, elle,
d'un commun accord, serait internée dans un hôpital
psychiatrique avec la possibilité de voir Norbert certains
week-end et dans le cadre d'une thérapie…
- Parlez-moi maintenant de lui, ce qu'il vous inspire.
- C'était un bon mari… de sa pêche, il ramenait toujours un
peu de poissons que je faisais frire à la poêle avec un peu de
beurre. Norbert, c'était un chouette type mais… un peu trop
sensible.
Sur la table, un verre de scotch
noyé de glaçons. Sur le parquet, des photos éparpillées, un
briquet publicitaire et un cendrier vomissant un trop de
mégots. Il y avait dans la cuisine un gâteau à la dérive que
la cire des bougies avait fini par colorer en rouge avec bien
sûr au centre, une pâte d'amende imitation parchemin :
"BONNE FETE NORBERT." La chantilly s'était mise à
couler faisant du dessert un tas, rouge clair, une sorte de
purée au sucre que quelques fourmis ambitieuses commençaient
à dévorer. Lara était là, le verre et les photos à portée
de main. Elle s'était vautrée dans un fauteuil, elle semblait
abandonnée presque échouée. Un rayon de fin de journée
s'était posé sans effraction sur ses jambes. Comme on tord un
trombone, elle jouait avec un fil à couper le beurre, les yeux
errants. Et cette pendule qui lui faisait face et qui tapait les
secondes plus fort que d'habitude, et cet oiseau qui allait
sortir pour couiner la prochaine heure, faisaient naître chez
Lara un semblant d'agacement. C'est à ce moment là qu'elle
s'est levée, qu'elle s'est approchée des photos, que l'oiseau
est sorti… Puis elle s'est mise à chuchoter. Un monologue
guidé par l'inutile, conduit par sa démence. Elle connaissait
bien ses moments de déconnexion. Lara s'est alors assise près
des clichés pour les regarder tout en continuant son
chuchotement incompréhensible de maniaque irraisonnée. NORBERT
ET MOI AU BAPTEME DE CLAUDE, pouvait-on lire au dos d'une des
photos. Sur d'autres on voyait Lara dans les bras de Norbert,
puis Norbert dans les bras de Lara… Un cliché d'un format
plus grand montrait Norbert tout sourire, levant d'une main une
énorme carpe. Les chuchotements proches de la logorrhée se
sont intensifiés quand elle a commencé à déchirer les
photos. Elle les déchirait lentement sans émotion et toujours
au même endroit, faisant en sorte de ne plus être aux côtés
de Norbert. C'était sa manière à elle de forcer l'oubli,
d'effacer un passé pourtant indulgent.
Le gâteau n'était plus qu'une
flaque qui tombait par cascades de gouttes blanches sur le
carrelage, et le scotch pouvait avoir le goût de l'eau. Lara
ouvrit les yeux. Devant elle, un matelas de photos en lambeaux,
des souvenirs froissés et une odeur de Javel. En levant avec
effort sa tête, elle pouvait voir que la pendule marquait midi.
Lara réalisa alors qu'elle venait de passer plus de dix heures
à dormir par terre, sans pour autant en être étonnée. Avec
la sensation d'être courbaturée elle se mit debout. C'était
dimanche. Dehors, il pleuvait. Un jour absent de tout intérêt,
qui n'arrête pas d'annoncer le lundi sans pouvoir s'arracher du
samedi, un jour en quête perpétuelle d'identité. Et ce soir,
un infirmier viendrait la chercher pour la ramener à ''la 102''
comme ils disent. Une petite chambre propre et bien rangée, où
Lara y a ses petites habitudes de psychopathe patentée.
L'après-midi allait se résumer à de l'attente, celle d'un
possible coup de fil, celle de l'arrivée certaine de
l'infirmier. Ça commençait généralement par d'inlassables
allers/retours entre la télé et le frigidaire. Ça pouvait
finir par une sieste mais toujours avec cet état général et
constant proche de l'hédonisme. Lara commençait à faire son
sac quand la sonnette retentit.
- Qui est-ce ?
- C'est moi…George.
- Entrez… c'est ouvert.
L'infirmier ouvrit la porte. L'homme était grand, vêtu d'une
blouse blanche et évidemment costaud. Il devait avoir un peu
moins de cinquante ans, les sourcils broussailleux et de
sévères rides qui lacéraient un visage bouffi. Resté sur le
pas de la porte, il regardait étonné la minutie avec laquelle
Lara rangeait ses vêtements dans le sac. Une fois en voiture,
Georges laissait monter devant les patients pour qui il avait de
la sympathie, plus par gentillesse que par habitude. Il lui
demandait toujours si son week-end s'était bien passé, elle
lui répondait toujours que oui, aujourd'hui pas de changement,
à une exception près.
- Le week-end a été agréable, Lara ?
- Et le vôtre George ?
- Et bien je dois dire que oui, mais…
- Une autre question !
- Allez-y…
- Si vous deviez tuer quelqu'un comment vous y prendriez-vous
?
Georges était habitué à ce genre de questions brutales qui
faisait partie de son quotidien.
- Si je dois tuer quelqu'un il faut que cette personne m'ait
fait du mal…
- Admettons qu'elle vous en ait fait.
- Je la ferai souffrir, je pense.
- Et si je vous faisais souffrir Georges ?
L'infirmier ne savait pas maintenant à quel jeu jouait Lara et
cru intelligent de répondre : " Je ne vous ai pas fait de
mal Lara."
- On dit toujours ça… mais
je m'en souviendrai " répondit-elle un sourire de mépris
au coin des lèvres, avant de se murer dans un bref
silence.
En un éclair elle pointa un compas vers Georges et le lui
planta dans le cou. L'homme perdit le contrôle de l'ambulance,
en même temps qu'il hurla sa douleur en portant sa main au cou.
Avant que la voiture ne termine sa course dans le fossé, Lara
lui avait assené d'autres coups de compas frénétiques dont un
mortel au niveau du cœur. Contusionnée au front Lara n'avait
pas trop souffert du choc. Avant de quitter la voiture, elle
prit la tête de Georges entre ses deux mains et lui dit :
- N'oublie pas de souhaiter une bonne fête à Norbert…"
Après une demi-heure de marche, Lara regagna l'hôpital par
l'entrée principale en lançant un bonjour avenant au
surveillant de permanence. Les mains, au fond des poches, elle
se dirigea droit vers les sanitaires. Le sang avait séché et
elle dut s'y reprendre à plusieurs fois pour l'enlever de ses
doigts. Ensuite elle fila le pas tranquille vers sa chambre.
Rien n'avait bougé, seules les fleurs avaient été changées.
Sa voisine de chambre, Claudine, était venue lui rendre visite.
Claudine elle aussi, demanda sur un ton à l'eau de rose si le
week-end s'était bien passé. Lara s'approcha de Claudine si
près qu'elle pouvait sentir l'haleine de sa voisine, et d'une
voix satanique flirtant avec le mauvais goût :
- Tu sais, quand un sale pêcheur de mari n'aime pas les plats
que tu lui prépares, qu'est ce que tu lui fais… hein…
qu'est ce que tu lui fais ?
- Tu prends des cours de cuisine, répond béatement
Claudine.
- …Tu lui fais sa fête.
Texte de
Patrice Lafforgue, Escalquens, 1999 |
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La formule
Un attroupement s'était
formé au niveau de l'écluse. Elle appuya plus fort sur les
pédales et se concentra sur sa respiration. Il lui semblait
qu'on criait mais elle ne se laissait pas distraire. Ses jambes
étaient douloureuses de l'effort déjà produit pour arriver à
l'écluse et s'installer avant qu'Hubert ne la passe avec son
embarcation.
Mais le trajet qui, cet
après-midi, lui avait arraché des grimaces de douleur, lui
avait finalement facilité la tâche. Les 25 kg de la bordure en
béton à trimballer pendant 17 km contre le vent sur le
porte-bagages du vélo fourni par Charles lui avaient rendu Mr
Hubert encore plus antipathique. Le reste n'avait été qu'une
formalité dont les détails avaient fait l'objet d'une étude
minutieuse encore revue avec Charles au cours de la nuit
précédente.
Elle avait quand même hésité
sur le côté du pont à choisir pour y déposer sa charge et
avait finalement opté pour le bon, c'est à dire celui qui
surplombe le canal d'environ 4 mètres, immobilisant ainsi les
bateaux au fond quelques minutes avant que le remplissage du
bassin ne les fasse remonter. L'homme chauve qu'elle avait vu
sur la photo lui avait paru bien inoffensif vu d'en haut, petit
et tout seul sur son bateau, mais pas question de se laisser
attendrir, d'ailleurs c'était le moment d'agir. Mr Hubert
était complètement immobile sur le pont du bateau, absorbé
par l'observation en contre-plongée des jambes d'une jeune
femme qui regardait la manœuvre de l'écluse.
Elle poussa d'un coup le bloc de
béton. La formule que lui avait expliquée son amant lui
échappait encore, peut-être E=1/2mv². Devant son insistance,
elle avait feint de comprendre mais cela n'avait plus
d'importance et puis elle avait toujours été fâchée avec les
maths. A présent, elle observait la chute du bloc comme au
ralenti, loin des équations fumeuses de Charles. Il lui
semblait que c'était elle qui guidait la trajectoire du lourd
projectile vers le crâne luisant sous le dernier soleil
printanier. Le calcul avait été parfait, le moment idéal.
Mais elle n'avait pas imaginé le bruit que pouvait produire le
choc et elle fut surprise quelques secondes, le temps de voir la
tête disparaître et le corps s'effondrer d'un seul coup,
désarticulé, dans des éclats vermillon.
Fascinée, c'était le hurlement
de la jeune femme qui l'avait ramenée à l'urgence de la
réalité, elle aurait déjà du être partie. Il fallait à
tout prix s'éloigner du lieu et se hâter. Plus que quelques
heures pour mener à bien cette histoire et surtout ne penser
qu'au but à atteindre. Il fallait encore pédaler pour le
retrouver.
Charles lui avait indiqué
l'heure de passage de Mr Hubert, directeur des ressources
humaines de l'usine, celui-là même qui avait convoqué ce
pauvre Charles pour lundi matin. Mr Hubert, en dirigeant
responsable et zélé avait pris pour habitude de laisser son
emploi du temps et un téléphone pour le joindre, sa passion
pour la navigation sur le canal était connue de tous.
Le vent frais lui fouettait le
visage, et elle filait bon train, satisfaite. Charles avait eu
raison de lui faire confiance et elle en était encore étonnée
elle-même.
Depuis qu'elle le connaissait,
Charles était tout pour elle. Il l'avait ramassée une nuit où
elle errait, frigorifiée et affamée, n'ayant rien ingurgité
de solide depuis sa dernière fugue de l'hôpital psychiatrique
trois jours auparavant. Il lui avait rapidement proposé de
manger un morceau chez lui et elle avait accepté, la faim qui
lui tordait l'estomac, la chaleur de l'habitacle et le confort
du cuir de l'automobile achevant de vaincre sa méfiance
première.
La maison de Charles lui
ressemblait, tout y était en ordre et rien ne manquait. Pendant
qu'elle prenait un bain brûlant, il avait préparé une solide
collation et ouvert une bouteille de bon vin. Au moment de
trinquer, elle se souvint que l'alcool lui était interdit, mais
comme elle ne savait plus pourquoi elle se laissa aller au
plaisir d'un repas chaud et arrosé. Bien sûr, elle s'était
racontée et il avait semblé compatissant et intéressé par
ses nombreux séjours en milieu hospitalier.
La raie sur le coté, il portait
des lunettes rondes à montures en métal qui cachaient ses
petits yeux noirs. Il était rassurant parce qu'il lui rappelait
un homme d'église qu'elle avait rencontré dans un des
orphelinats où elle avait séjourné. La suite de la soirée
n'avait pas manqué de lui plaire, Charles se révélant un
amant attentionné et suffisamment efficace pour une femme
sevrée de sexe depuis plusieurs mois. Pour cela aussi elle lui
était reconnaissante et il lui semblait qu'elle l'avait aimé
dès ce premier soir. Bien sûr, il lui avait permis et même
conseillé de rester chez lui bien à l'abri, il s'occuperait de
tout. Elle avait aussitôt accepté, sensible au confort et
désirant inconsciemment y voir la manifestation de sentiments
réciproques. Elle ne cessait de s'étonner qu'il put exister un
homme aussi altruiste et prévenant que lui. Il rentrait le soir
les bras chargés de la nourriture qu'ils allaient accommoder
ensemble. Bien que le rituel fût quotidien, elle n'y trouvait
aucune monotonie et s'attablait avec bonheur, heureuse qu'il
fût si curieux de son passé. Charles lui recommandait de ne
pas sortir ni faire de bruit et elle s'exécutait, consciente
d'instinct que c'était la condition pour que dure son histoire.
Elle vivait recluse toute la journée et dormait beaucoup,
échappant ainsi à ses migraines. Elle ne s'agitait qu'à
l'approche de son retour. La notion de temps lui échappait sans
qu'elle en fût inquiète.
A quelques moments elle s'était
étonnée de sa propre dépendance, si loin de son caractère
habituel, mais ne l'avait ressenti que deux ou trois fois
lorsque Charles était très en retard. Elle mettait cela sur le
compte des sentiments qu'elle découvrait. Tout rentrait dans
l'ordre après avoir absorbé le cachet quotidien qu'il lui
procurait, fourni par un pharmacien de sa famille.
C'est un soir tard, alors qu'il
la promenait dans son auto à travers la campagne avoisinante
qu'il lui avait parlé pour la première fois de Mr Hubert. Elle
avait compris au ton angoissé de sa voix que Charles souffrait
et que cet homme dont il lui racontait par le menu le sadisme
régulier à son égard en était bien le responsable. En même
temps qu'elle se mit à haïr le bonhomme, elle réalisait que
Mr Hubert restait la seule ombre au tableau de son bonheur
récent. Charles lui avait narré les vexations quotidiennes
dont il était victime et elle en était révoltée. Même si le
vocabulaire qu'il utilisait lui échappait, elle en comprenait
le sens douloureux. Il lui avait décrit la peur du Directeur
des Ressources Humaines de voir Charles le remplacer bientôt à
son poste.
La solution s'était imposée à
elle lorsque que Charles, dans un soupir de lassitude, et les
yeux dans le vague avait souhaité qu'il arrivât un malheur à
Hubert. Très logiquement, elle avait alors suggéré de
provoquer un accident, et le peu de résistance qu'avait opposé
Charles à ce projet l'avait confortée dans l'idée que
c'était la bonne solution. Elle se sentait heureuse de pouvoir
lui être enfin utile.
Charles n'avait mis que peu de
temps pour élaborer le projet libérateur. Et tel un chien qui
défendrait son maître, elle y avait souscrit, d'autant qu'un
rôle important lui était réservé, elle qui n'avait pas
souvent eu l'occasion d'exister. Charles l'avait félicitée
pour son initiative et il avait décidé qu'ils partiraient en
voyage tout les deux après que tout soit fini. Bien qu'elle
n'ait pas osé en parler, elle était curieuse de voir la mer.
Et là, elle y était presque.
Elle imaginait la suite de l'histoire comme le prolongement de
son bonheur présent, attentive aux désirs d'un Charles
toujours plus attentionné mais apaisé, et grâce à elle.
Cette seule évocation suffisait à provoquer chez elle un
plaisir simple qui lui faisait monter des larmes aux yeux.
Elle avait quitté la piste
cyclable pour rejoindre la route et avait pris la direction des
hauteurs qui surplombaient la ville. L'itinéraire était bien
mémorisé.
Le rendez vous fixé avec Charles
était le bout de la route qu'ils avaient repéré de nuit.
Après la côte il y avait une partie plate bordée de fourrés
sur la gauche, et au bout un vide de trente mètres qui donnait
sur une ancienne décharge. Le coin n'était pas fréquenté ni
habité parce que balayé par les fumées acides de l'usine que
l'on apercevait encore plus bas. Elle mit pied à terre pour
affronter la dernière côte dont elle atteignit le sommet,
épuisée. C'était bien le lieu. Elle se dissimula derrière
les arbustes au bord de la falaise. Elle eut une petite
angoisse, vite dissipée lorsqu'elle réalisa en somnolant
qu'elle ignorait tout de Charles, toutes les sorties avaient eu
lieu de nuit et elle restait cachée sous une couverture dans la
voiture afin de ne pas attirer l'attention du voisinage.
Elle essayait d'envisager un
voyage mais, l'imagination infirme, elle s'en remettrait à
Charles, sa connaissance de la géographie se limitant aux
institutions spécialisées autour de la métropole régionale.
Un bruit de moteur la réveilla.
Elle avait dormi et la nuit était tombée mais cela ne
l'inquiétait pas, c'était prévu et Charles n'allait plus
tarder à venir la chercher avec une camionnette pour l'emmener
vers un ailleurs qu'elle savait désormais meilleur. Le bruit se
fit plus présent et elle aperçut bientôt la lueur des
lanternes du véhicule. C'était bien Charles, les trois appels
de phares étaient le signal convenu.
Elle sortit des fourrés avec le
vélo et se mit au milieu de la route en agitant le bras.
L'engin grossissait à vue d'œil et elle put bientôt
distinguer le visage de Charles. Quelque chose clochait et le
temps qu'elle réalise que le véhicule n'avait pas ralenti, il
était sur elle, plein phares.
E=1/2mv², toujours aussi
hermétique, la formule lui était subitement revenue alors que,
tétanisée, elle clignait des yeux dans la lumière. Le cri
qu'elle voulait pousser ne sortit pas de sa gorge. Elle
enregistra encore le bruit du choc et sa dernière vision fut
celle d'un ciel étoilé tandis qu'elle basculait dans le vide,
agrippée au guidon du vélo.
Texte de André Chapuis,
Escalquens, 1999
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